Décision politique et articulation bureaucratique : les déportés lituaniens de l'opération « Printemps » (1948)

Alain Blum

Résumé: Cet article s’intéresse aux mécanismes à l’œuvre lors des déportations staliniennes qui touchèrent les régions occidentales de l’URSS, annexées une première fois à l’issue du pacte germano-soviétique d’août 1939, puis à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Il porte tout particulièrement sur les enchaînements de nature bureaucratique, impliquant diverses administrations qu’elles soient répressives, politiques ou gestionnaires. Cette articulation bureaucratique, enchaînement d’opérations de traitements de dossiers, d’ordres divers, suivant une logique répétitive et mécanique, combinée avec une organisation ponctuelle de nature quasi-militaire pour mettre en œuvre les déplacements, une fois que la machine bureaucratique a tout organisé sur le papier, produit le caractère massif d’opérations de répressions. Ces processus sont ici examinés en ce qu’ils permettent une action de masse mais aussi pour les conséquences qu’ils induisent en termes de mise en relation de l’individuel et du collectif. Ils sont étudiés à partir de l’exemple d’une des grandes opérations menées en Lituanie, dénommée « opération Printemps », qui commence à être préparée à partir de la mi-février 1948 pour être menée, en deux jours, à la mi-mai de la même année. 12 000 familles (environ 40 000 personnes) sont alors déportées en Sibérie. Les sources qui fondent cette étude sont diverses, sources d’archives, extrêmement précises et riches, qui permettent de comprendre l’ensemble des mécanismes, auxquelles sont combinées des sources orales, recueil de témoignages de personnes ayant vécu ces déportations, collectés dans le cadre d’un large projet collectif portant sur l’ensemble des déportations staliniennes effectuées en Europe centrale et orientale et dans les territoires occidentaux de l’URSS, entre 1939 et 1953.

Source: Blum Alain, « Décision politique et articulation bureaucratique : les déportés lituaniens de l’opération « Printemps » (1948) », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2015/4 (62-4), p. 64-88. DOI : 10.3917/rhmc.624.0064.

Nous remercions la rédaction de la Revue d'histoire moderne & contemporaine d'avoir accepté que nous publions cet article sur ce site.

La politique répressive stalinienne a combiné prison, enfermement dans des camps ou colonies de travail, déportation en des « lieux éloignés d’URSS » et exécutions[1]. Elle était marquée par trois dichotomies, faisant coexister, d’une part, une pratique judiciaire et une pratique administrative de la répression ; d’autre part, enfermement et éloignement ; et enfin peines individuelles et peines collectives.

Le système carcéral a fait l'objet de multiples travaux[2], publications d'archives[3], et bien entendu de témoignages tout aussi nombreux, dont Chalamov et Soljenit- syne sont les auteurs les plus emblématiques. Moins connue en revanche est la politique de déportation massive vers des « villages spéciaux » (nommés au début «lieux de travail»), localités en grande majorité rurales, parfois créées de toutes pièces, parfois déjà peuplées. Cette politique fut systématisée à partir de 1930[4], et fondée sur de simples décisions administratives dans un cadre essentiellement extrajudiciaire. Elle créa des populations à mi-chemin entre le citoyen et le pri­sonnier, ce « peuple artificiel, sur le papier par quelque volonté administrative »[5]. Ce système de confinement toucha plus de 6 000 000 de personnes déplacées à l'intérieur des frontières soviétiques entre 1929 et 1953. Au début de l'année 1953, à l'apogée du système, 2 800 000 personnes sont soumises au statut de « déplacés spéciaux » ou à des statuts proches, c'est-à-dire assignées à résidence dans les « villages spéciaux » après avoir été déplacées de force, tandis qu'au même moment 2 600 000 personnes sont enfermées dans des camps, des colonies de travail ou des prisons[6]. Plus de 15 000 localités, ou « villages spéciaux », structurées autour de plus de 3000 commandatures, surveillées par plus de 10 000 membres du ministère de l'Intérieur[7] sont alors réparties sur tout le territoire de l'URSS[8].

Les mécanismes de la première déportation massive des années 1929-1931 ont été décrits par Lynne Viola qui perçoit dans son développement l'expression d'une aesthetic of planning[9]. Elle souligne le décalage entre construction planifiée et réalisation, cette dernière étant marquée par de nombreux échecs, et surtout les conditions désastreuses de la mise en œuvre de ce « plan ». Mais elle voit dans le plan ainsi élaboré, qui part du regroupement des paysans avant de les déporter jusqu'à leur installation dans les territoires éloignés, l'expression d'un mécanisme d'organisation propre à la modernité. De son côté, Elena Zubkova évoque aussi la nature bureaucratique du processus de mise en œuvre des déportations plus tardives, en juin 1941 puis après la Seconde Guerre mondiale, à partir de la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie[10].

Cet article examine cette articulation bureaucratique, enchaînement d'opéra­tions de traitements de dossiers, d'ordres divers, suivant une logique répétitive et mécanique, combinée avec une organisation ponctuelle de nature quasi militaire pour mettre en œuvre les déplacements, une fois que la machine bureaucratique a tout organisé sur le papier et produit le caractère massif d'opérations de répressions. Une chaîne articulée d'acteurs, organisés et liés entre eux par l'intermédiaire de ces textes, documents, formulaires uniformisés, met en œuvre ces opérations. Elle se prolonge par la mise en place d'un encadrement serré des groupes ainsi constitués sur leurs lieux d'exil. Ces processus sont ici examinés en ce qu'ils permettent une action de masse mais aussi pour les conséquences qu'ils induisent en termes de mise en relation de l'individuel et du collectif[11].

Les déportations d'après-guerre, qui ont touché essentiellement les territoires occidentaux, une première fois annexés à l'URSS entre 1939 et 1940 puis une nouvelle fois avec le retrait des armées allemandes, peuvent être vues comme l'aboutissement de l'élaboration d'une pratique bureaucratique articulée aux décisions politiques. Ces déportations ne sont pas entièrement motivées par un souci de bouleversement de l'organisation rurale, comme celles de 1929-30, pas plus que par une volonté de punition collective des peuples, comme celles qui marquèrent la Seconde Guerre mondiale. Elles sont essentiellement justifées par la lutte contre une guérilla qui oppose aux troupes soviétiques des troupes insurgées bien organisées et surtout bien implantées dans les zones rurales des territoires annexés à l'Union soviétique[12]. Cette guérilla est souvent née durant la Seconde Guerre mondiale, parfois alliée aux armées nazies, parfois s'oppo­sant à celles-ci et aux armées soviétiques. Elle se constitue en véritables armées, telles l'armée insurrectionnelle ukrainienne (l'UPA) et l'armée de libération de la Lituanie (LLA), dans les deux pays qui connaissent après la guerre la plus forte résistance contre les autorités soviétiques. Ces mouvements sont considé­rablement renforcés à l'issue de la guerre, en particulier par l'afflux de jeunes hommes refusant la conscription dans l'Armée rouge.

L'articulation bureaucratique unifie cependant, dans un même système d'éloignement, des pratiques destinées à forcer des comportements sociaux extrêmement divers. Elle ne s'incarne pas seulement dans la mise en œuvre de la déportation elle-même. Elle s'exprime aussi dans le devenir de ces personnes, soumises aux contraintes rattachées à leur statut de déportés durant leur exil forcé, catégories qui continuent à être déterminantes lors de leur libération et au-delà lorsque l'ancien statut peut ressurgir comme stigma.

La combinaison de principes de séparation de la population en collectifs, de principes politiques de méfiance et d'attribution de critères de dangerosité ou de loyauté à ces groupes, et de décisions bureaucratiques d'éloignement et de confinement, produit en effet un système complet qui agit parallèlement au système pénal. Le caractère collectif de ces mesures, qui regroupent des indi­vidus en des catégories chaque fois affublées d'un nom précis, détermine leurs destins non pas simplement car ils ont été ainsi regroupés pour être déportés, mais parce que l'administration les perçoit à travers les groupes ainsi constitués durant les années qui suivent leur déplacement.

Nous nous attacherons donc, dans cet article, à ce monde particulier des déportés, créé au début des années 1930 et qui s'élargit jusqu'en 1953. Nous traiterons plus particulièrement des déportés des territoires annexés par l'URSS après le pacte Molotov-Ribbentrop et après la Seconde Guerre mondiale. Nous examinerons les mécanismes qui articulent décision politique, mise en œuvre de la déportation et vie en déportation caractérisée par une absence de liberté de circulation, par le contrôle et la privation de choix du travail. Nous interrogerons la persistance de nombreuses incertitudes et d'un grand flou dans le statut de ces personnes, le processus étant la conséquence de simples décisions administratives collectives. Ces décisions peu précises se multiplient, réglementent après avoir agi, libèrent sans pour autant effacer. Nous mettrons l'accent sur les mécanismes bureaucratiques précis sans suivre, au-delà de la déportation, les conséquences de ces décisions et assignations sur les parcours des déportés, sur leur insertion[13].

Des documents bureaucratiques à la parole des témoins

Ce travail utilise des sources de nature différente. Il s'appuie d'une part sur une littérature désormais abondante, traitant des multiples décisions qui conduisent aux déportations, ainsi que sur des rapports multiples permettant de suivre le destin de ceux qui les subirent[14]. Il se fonde aussi sur les nombreux documents d'archives conservés dans les diverses institutions centrales et locales ayant en charge la répression et la surveillance des personnes qui en sont victimes[15].

Enfin, un ensemble d'entretiens auprès d'anciens déportés d'Europe centrale et orientale vers l'URSS entre 1939 et 1953 constitue le troisième ensemble de sources. Cette recherche, intitulée Archives sonores de l'Europe du goulag, a été menée par une équipe internationale de treize chercheurs, en Europe centrale et orientale, en Sibérie et au Kazakhstan. Nous avons recueilli dans dix-sept pays près de 200 témoignages de personnes qui furent déportées des territoires situés à l'ouest de la frontière soviétique d'avant août 1939[16]. Ces entretiens ont été l'occasion de recueillir aussi de nombreux documents photographiques ou archives personnelles, offrant un autre regard, visuel, sur ces expériences. De nombreux matériaux qui en sont issus, enregistrements audio ou vidéo, docu­ments d'archives, photographies, sont présentés dans le musée virtuel, archives sonores de l'Europe du Goulag[17] ainsi que dans l'ouvrage collectif déportés en URSS. Récits d'Européens au Goulag[18].

L'objectif de ce double travail, dépouillement d'archives et recueil d'entretiens, n'était bien entendu pas d'illustrer, à partir d'extraits d'histoire de vies, ce que les archives pouvaient nous montrer d'une longue histoire de violence politique. Il était bien davantage de découvrir aux marges de la pratique bureaucratique, déterminant une expérience collective, une expression de la singularité des par­cours de vie de ceux qui la subissent. Sans doute les archives nous en offrent déjà la possibilité : les dossiers individuels conservés, s'ils sont formatés à travers des formulaires bien déterminés, fournissant la biographie de chacun dans le cadre limité par un vocabulaire imposé, n'en laissent pas moins place à l'expression d'une diversité d'expériences. Celles-ci s'expriment par exemple dans les très nombreuses lettres de requêtes, plaintes, suppliques adressées aux autorités et conservées dans les dossiers. Ces demandes offrent une expression remarquable de la confrontation entre deux récits de vie, le regard bureaucratique et le récit autobiographique[19]. Cependant, il ne s'agit que de récits brefs, s'adressant aux instances officielles dont ils reprennent souvent les termes et qui n'évoquent que le moment même de l'exil et le passé.

Or, en menant notre projet, nous avions pour objectif de recueillir des récits qui couvrent l'ensemble de la vie. Les personnes que nous allions voir savaient que nous venions en raison de ce qu'elles avaient subi, mais nous leur deman­dions de nous raconter leur vie, du plus loin qu'elles s'en souviennent, et jusqu'à aujourd'hui. La richesse et la diversité des récits obtenus et des expériences de vie recueillies ont permis de mieux séparer les expériences collectives et les parcours singuliers, sachant que nous avions face à nous, le plus souvent, des personnes déportées pendant leur enfance, et qui avaient donc encore toute une vie à construire[20].

Ces entretiens nous ont permis d'engager une réflexion sur la relation qui se tisse entre le cadre bureaucratique normatif fondant arrachement et violence, et le parcours de vie, orientant ainsi la recherche que nous présentons ici.

Assignations collectives et répressions

La mobilisation par le pouvoir soviétique de catégories d'action multiples et mouvantes remonte à la période révolutionnaire, tout en reprenant certains aspects antérieurs à la Révolution. Très tôt après octobre 1917, les apparte­nances traditionnelles, sociales, communautaires sont discutées et refondues pour s'adapter aux nouvelles formes d'une idéologie qui affirme le primat des ouvriers et des paysans sur les « ci-devants » (ceux du passé, les byvye) qui, d'une manière ou d'une autre, sont considérés comme faisant partie des groupes dominants avant la Révolution. Nombreux sont ceux qui perdent ainsi leurs droits civiques, par le seul fait de leurs origines[21]. Des spécifications extraju­diciaires de catégories de citoyens se développeront largement dans une Union soviétique où se multiplient les « régimes », c'est-à-dire un ensemble de droits, devoirs, réglementations, privilèges ou restrictions attribués à des populations définies par des statuts, des lieux de résidences, etc.[22]

De longues discussions mêlant milieux scientifique et politique cherchent les critères économiques et sociaux qui permettent de scinder le monde pay­san en classes sociales et de qualifier chaque paysan selon l'appartenance de classe qui en découle[23]. Ceci introduit une relation étrange et redoutable entre construction produite et discutée par certaines élites scientifiques et usage politique parfois direct, parfois détourné, des mêmes catégories, qui permettent d'introduire responsabilités collectives, stigmatisation, etc. Les catégories nationales en sont un autre exemple, parmi les plus achevés[24]. Leur usage est essentiel pour comprendre une partie des politiques de déportations massives de populations déterminées par leur simple appartenance ethnique[25].

Ce type de logique rend responsables des populations entières, regrou­pées à partir d'une détermination collective, indépendamment de toute faute individuelle. Elle conduit à redéfinir le statut de chacun des membres de cette population, et leur destin et leur condition sont au cœur de la mise en œuvre des déplacements forcés. Les premiers débutent en 1930, durant la lutte ouverte engagée par Staline contre les campagnes. Plus de 2 000 000 de paysans sont ainsi déplacés de force, des régions européennes de l'URSS essentiellement, vers les contrées inhospitalières de Sibérie occidentale ou du grand Nord russe. Ils sont alors assignés à résidence dans des villages où vivent déjà des populations rurales, ou bien débarqués dans des lieux où rien n'existe, et ils doivent alors tout improviser, lutter contre la faim et le froid de l'hiver sibérien, construire des baraques ou des huttes, etc.[26]

Se mêlent ici une logique, primordiale, de répression et de mise au pas des populations paysannes, dans le cadre d'une opération menée pour collectiviser de force les exploitations agricoles, et une logique de colonisation des terres soviétiques peu peuplées.

La première logique, qui sera ensuite répétée à de multiples reprises, fait de l'éloignement et du déracinement le fondement de la soumission, ou au moins de la neutralisation des résistances, révoltes, oppositions individuelles ou col­lectives, réelles, potentielles ou imaginaires. La volonté de briser les statuts et les liens de solidarité domine ces politiques de déplacements dans les « régions éloignées de l'URSS ». Cette dernière expression résume la seconde logique de façon étonnante, l'URSS étant vue comme une construction concentrique dans laquelle proximité politique et voisinage géographique vont de pair. Elle est directement inspirée de la formulation du décret du 11 juillet 1929, « Sur l'utilisation du travail des détenus », qui concerne les camps et non les villages spéciaux. Ce texte stipule en effet que les nouveaux camps seront établis « dans le but de la colonisation des régions éloignées, et de l'exploitation des richesses naturelles par l'usage du travail des détenus »[27].

Le statut de ces premières populations déplacées n'est guère défini au préalable. Ces politiques furent faites d'hésitations, de décisions puis de déci­sions contraires. En découlent des conditions et des parcours d'une extrême disparité, qui tiennent en partie à la date et au lieu de déportation, à l'âge au moment du départ forcé, et à bien d'autres déterminants.

La procédure bureaucratique complexe, mise en œuvre dès 1930, s'affine, se développe et se précise durant toute la décennie. Elle apparaît accomplie et d'une efficacité redoutable dans la seconde moitié des années 1940. Elle produit ses propres catégories, sans que des fondements juridiques précis ne les étayent. La décision de déporter est prise avant même que des textes normatifs fixent les conditions qui seront celles des personnes affectées par elle. La durée pendant laquelle les paysans sont assignés à résidence, interdits de déplacement au-delà des frontières du village qu'ils construisent, n'est pas précisée. Ces paysans sont collectivement nommés sans que soit défini leur statut : dékoulakisés dans un premier temps, ils deviennent déplacés spéciaux en 1931 mais l'OGPU continue longtemps à les nommer de diverses manières, témoignant du caractère non juridique de leur peine[28]. Les obligations d'agir face aux incertitudes et imprécisions des directives conduisent à bricoler un statut, sans qu'il soit formellement défini. En témoignent les ajustements suc­cessifs qui surgissent durant ces années-là : dépendant d'abord des organes administratifs locaux, les déplacés spéciaux passent ensuite sous la tutelle du NKVD. Les villages spéciaux, peuplés de cette population, ne sont pas, durant les premières années, soumis à une réglementation précise.

Après les paysans, d'autres groupes perçus comme marginaux sont déportés. Divers peuples dont on soupçonne, dans un contexte de menace de guerre, la déloyauté vis-à-vis de l'URSS, sont déplacés de force. Deux fondements guident désormais ces déportations collectives, un axe social et un axe national. Les groupes sociaux sont encore visés mais, à l'approche de la guerre, les groupes nationaux deviennent l'objet de nombreux déplacements forcés, lorsqu'ils sont vus comme de potentiels ennemis, car loyaux à des États extérieurs, ceux aux­quels renvoie leur ethnicité : de nombreux Polonais et Allemands d'Ukraine dès 1936, les Kurdes aux frontières de l'Iran, les Coréens aux frontières asiatiques en 1937 peuplèrent alors l'Asie centrale et d'autres territoires. La loyauté est ainsi vue comme l'expression d'une identité collective, dont l'identification ethnique fournit la clé. Dans une logique d'extension de l'idée diasporique, tous ces peuples, présents depuis de nombreux siècles, sont rattachés, par le fait même qu'il existe des États nationaux qui leur correspondent, à ceux-ci[29]. Les mendiants et autres vagabonds, les paysans qui avaient fui la collectivisation massive de leurs terres et avaient trouvé refuge dans les villes sans pouvoir vraiment s'y insérer, les accompagnèrent[30].

À la suite de la signature en août 1939 du pacte Molotov-Ribbentrop, l'URSS annexe les territoires orientaux de la Pologne (l'Ukraine et la Biélorussie occidentales), les territoires roumains de Bessarabie et Bucovine du Nord ainsi que les trois États baltes, Estonie, Lettonie et Lituanie. Les élites politiques, économiques et militaires qui habitaient ces territoires (qu'elles soient polonaises, juives, allemandes, ukrainiennes, russes, lituaniennes ou autres) sont arrêtées et envoyées dans les camps soit durant l'année 1940, soit en mai et juin 1941. En vertu de l'idée d'une responsabilité collective, qui rappelle certaines mesures prises durant la Grande Terreur, les membres de la famille de ces prisonniers, essentiellement femmes et enfants ou parents âgés, sont déportés dans des villages sibériens.

Suit, durant le conflit, la vague de déportation de ce qui sera appelé par la suite les « peuples punis», déportation totale de peuples soupçonnés d'être déloyaux et d'apporter, réellement ou potentiellement, un soutien aux armées ennemies. Les Allemands sont les premiers à subir une telle déportation totale durant le conflit, vers le Kazakhstan en particulier, suivis des Tchétchènes, Ingouches et autres[31].

Dès les premiers replis des armées allemandes, et tout au long de l'avancée de l'Armée rouge à travers les territoires occidentaux, des arrestations et dépor­tations massives sont mises en œuvre. Elles suivent une triple logique : d'abord répressive et orientée vers des individus, visant tant ceux qui avaient collaboré avec l'occupant allemand, que ceux qui avaient participé à des exécutions mas­sives de juifs ou avaient exercé des responsabilités locales. Ces arrestations sont parfois fondées sur de réelles enquêtes et recoupements de témoignages, parfois sur de simples dénonciations ou des investigations sommaires. La deuxième logique est la politique de collectivisation forcée, répétition des pratiques mises en œuvre ailleurs sur le territoire soviétique au début des années 1930. La troisième prend alors un caractère massif et vise à la répression de ceux qui s'opposent à l'armée soviétique, vue comme une armée d'occupation : les partisans baltes en particulier, « frères des forêts » lituaniens par exemple, et les membres de l'armée insurrectionnelle ukrainienne en Ukraine occidentale, sont condamnés à des longues peines de camps. Les Soviétiques développent pour venir à bout de ces mouvements (qui persistent au-delà de la mort de Staline) une forme de guerre de représailles et d'intimidation, consistant à réprimer les suspects d'actions hostiles et à déplacer en masse, vers la Sibérie en particulier, les villageois soupçonnés de fournir des appuis aux partisans réfugiés dans les forêts[32].

À cela s'ajoute une conception contagioniste ou solidaire de la responsa­bilité. La famille est tout particulièrement le nœud dans lequel est censée se répandre la faute de l'un de ses membres, mais le voisinage peut l'être aussi. Ces conceptions de la responsabilité ont souvent été au cœur des répressions staliniennes, et déjà utilisées lors des déportations de 1941[33]. Parfois tacites et faisant simplement porter le doute sur toute la famille d'une personne arrêtée, elles sont ici explicitement exprimées[34].

Le langage officiel public évoque la lutte contre le banditisme et les natio­nalistes clandestins. S'il ne présente pas les grandes opérations collectives de déportations comme une technique de guerre contre la guérilla, il l'évoque explicitement pour nombre d'autres opérations. Le titre de l'arrêt du ministère de l'Intérieur du 20 octobre 1948, concernant l'Ukraine occidentale, qualifie ces déportations de « réponse [...] aux actes terroristes de diversion »[35]. Ce type de mention se retrouve dans de nombreux rapports en Lituanie : « En réponse aux actes terroristes menés dans plusieurs districts, une opération d'expulsion des “familles des koulaks complices des bandes, tués, et des bandits et natio­nalistes actifs et condamnés” a été engagée »[36], ou encore « en septembre 1950, avec l'accord du Ministère de la Sécurité d'État d'URSS et du Comité central du Parti communiste (bolchevik) de Lituanie, en guise de réponse aux actes terroristes menés par des bandits [.] »[37]. D'autres soulignent que ces opérations visent à affaiblir les soutiens apportés à ceux qui sont cachés dans la forêt :

« En 1949, les organes du Ministère de la Sécurité d'État ont porté un coup sérieux à ce qu'il reste des clandestinités nationalistes et des bandes. Un ensemble de centres dirigeants et quelques dizaines de groupes nationalistes et de bandits ont été détruits.

La déportation a joué un rôle essentiel. Un coup a ainsi été porté non seulement aux éléments hostiles, mais aussi à l'émigration lituanienne réactionnaire et à leurs protecteurs du camp impérialiste »[38].

Les habitants de ces territoires perçoivent de leur côté ces actions comme des opérations de représailles parfois fondées sur un réel soutien aux partisans, parfois aveugles. Certains soulignent aujourd'hui qu'ils ont été déportés car un membre de leur famille était dans la forêt ou car il aidait les partisans d'une manière ou d'une autre :

« Mes parents étaient en contact avec les frères de la forêt. Je l'ai su tardivement. C'est ma sœur aînée qui me l'a raconté il y a peu. À Pâques ceux-ci venaient bien rasés, en portant de beaux pistolets automatiques bien propres, chantaient des chansons lituaniennes et priaient pour Pâques. Il y avait non loin d'ici de grandes forêts, nous y allions à la recherche de myrtilles, mais je ne savais pas que, juste à côté, il y avait un bunker sur une petite île au milieu des marais »[39].

Parfois simplement, ils voyaient passer chez eux indifféremment frères des forêts et soldats soviétiques, mais du coup étaient perçus comme soutenant les premiers :

« Je me souviens d'une très belle journée, fin juin, début de l'été ; Mon père nous a dit qu'il avait été convoqué dans une administration locale, devait signer un papier et que ce serait très rapide. Je l'accompagnais, nous marchons dans la forêt. Nous arrivons dans cette administration, il m'a dit de l'attendre. Il est parti, je l'attends, il est l'heure du déjeuner, je l'attends, j'ai faim, je me suis même endormie. Des gens qui passaient devant, des voisins, m'ont reconnue, et me demandent ce que je fais là. Ils me disent alors de ne pas attendre !

Ils m'ont dit que mon père ne viendrait plus. Je suis ainsi la dernière personne qui ait vu mon père en vie.

Il a été en prison, puis, vers 1947 il a été présenté au tribunal, j'ai vu ses documents. Ce tribunal était composé d'un soldat de 18 ans qui faisait son service au NKVD, d'un lieutenant et de quelqu'un d'autre. Ils l'ont jugé, car ils avaient trouvé chez lui un sandwich. Ma famille a souffert deux fois à cause d'un sandwich car il était à nouveau accusé de nourrir les partisans. Il n'y avait même pas de dossier spécial sur lui, c'était une affaire des frères de la forêt mais il n'avait rien à voir avec ces partisans. J'ai lu son dossier : “pourquoi les frères des forêts sont venus vous voir ?” Il a répondu : “je représentais une autorité pour eux”. Et c'est tout, je n'ai plus d'autres informations sur lui, je sais seulement qu'il a été envoyé à Vorkouta dans les mines de charbon. Il a été condamné à 10 ans, 5 ans de camps et 5 ans d'exil, mais il n'était plus très jeune. À la fin de l'année 1949 nous avons reçu une lettre de lui. J'ai gardé la réponse que je lui ai écrite [...] mais nous n'avons pas eu le temps de lui envoyer car nous avons été alors déportées. [...] On a appris par des gens qui le connaissaient qu'il a été transféré au Steplag en 1948 à côté de Karaganda. Il y est probablement mort, car nous n'avons plus eu aucune nouvelle ensuite »[40].

Autre grand mouvement de déportation : celui qui touche, en 1949, en majorité les paysans. Il ne s'agit plus de lutter contre les partisans (bien que cela explique en partie cette opération) mais de mettre en place la collectivisation des terres des territoires conquis en répétant ainsi les opérations menées en 1929-1931. Les Soviétiques et leurs aides locaux utilisent les registres fonciers ou fiscaux pour identifier les paysans les plus aisés ; ils profitent aussi des dénon­ciations nombreuses, fondées ou infondées, pour identifier ceux qui offriraient un soutien aux résistances locales.

Les déportés, selon la vague de déportation qui les touchait, pouvaient l'être à vie, alors que dans le Code pénal, la perpétuité n'existe pas (la peine maximale est de 25 ans dans le code de 1926), pour 10, 15 ou 20 ans, ou même sans aucune précision de durée.

Articulation bureaucratique

La distinction entre politique et droit commun domine toute la littérature mémorielle des camps, les témoignages oraux et les écrits des historiens. Les prisonniers politiques ont été condamnés pour l'essentiel pour crimes contre- révolutionnaires, selon l'article 58 du Code pénal russe de 1926. L'identifi­cation de chacun est marquée par cet article et ses alinéas, qui déterminent de façon assez précise la peine. La dichotomie « politiques/droits communs » inscrite dans ce code est soulignée dans la littérature des camps, des Récits de la Kolyma de Chalamov à L'archipel du Goulag de Soljenitsyne, aussi bien que lors des réhabilitations ou encore dans le travail des historiens. Ces derniers ne la remettent en question que depuis quelques années, soulignant à quel point certaines condamnations pénales qui ne relèvent pas de l'article 58, comme le retard ou l'absentéisme au travail, ou le vol de la propriété socialiste (bien plus lourdement condamné que le vol de la propriété personnelle) rendent poreuse cette frontière entre politique et droit commun[41].

Les déportations collectives ne fondent pas de telles distinctions. Elles créent, dès leur préparation et leur mise en œuvre, des groupes, des collec­tifs, produits par des logiques bureaucratiques qui articulent un ensemble de dispositifs[42], enchaînement d'actions de diverses institutions, manipulant des dossiers personnels plus que confrontant des individus. Davantage que des statuts juridiquement définis et que des ordres ou classes, construits autour de critères sociaux ou culturels, ce sont des instructions et pratiques bureau­cratiques qui façonnent des groupes, leur condition, au fil de l'enchaînement des directives émises par le NKVD, le Parti, le gouvernement.

L'opération menée en 1948 en Lituanie témoigne de cette articulation bureaucratique, fruit d'une expérience acquise par les institutions répressives et d'administration des territoires depuis le début des années 1930 et surtout lors des opérations de déportation menées durant la Seconde Guerre mondiale. La chaîne bureaucratique qui relie institutions centrales de l'Union soviétique et appareils locaux, institutions répressives, administratives et politiques, est désormais bien huilée[43].

Le 21 février 1948, le Conseil des ministres d'URSS promulgue un décret[44]dont le but est de mener une guerre contre la guérilla qui se développe sur le territoire lituanien, en frappant au cœur de ce qui pourrait lui apporter des appuis, la fournir en nourriture, etc. Le ministère de l'Intérieur, qui est le res­ponsable direct de la mise en application de la décision, lui donne un nom de code, l'opération « Printemps » (Весна). Se met alors en place tout une chaîne bureaucratique qui va œuvrer pour exécuter ce décret.

Ce type d'opération ouvre la voie à toute interprétation, laisse toute lati­tude aux officiers locaux du ministère de l'Intérieur de décider, avec l'aide des membres du Parti, qui expulser. Cela explique aussi la nécessité de donner des objectifs chiffrés, qui conduisent les responsables locaux à constituer leurs dossiers avec ces chiffres comme seul guide : la directive n° 118 du ministère de la Sécurité d'État en date du 26 mars 1948 précise en effet que doivent être déportées 12 000 familles, définissant un objectif à atteindre qui sert ensuite de référence permanente pour la direction de ce ministère[45] et pour l'admi­nistration locale[46]. Le chiffre de 12 000 est réparti selon les districts par les bureaux du ministère de l'Intérieur à Moscou[47].

La chaîne bureaucratique part alors essentiellement du ministère de l'Intérieur d'URSS qui engage plusieurs de ses départements pour mener l'opération. La plupart des instructions sont émises au plus haut niveau, demandant l'approbation du ministre ou du vice-ministre. Elles arrivent en Lituanie, où le ministre de l'Intérieur de cette république soviétique apparaît comme un simple exécutant.

Les départements locaux du ministère de la Sécurité d'État sont chargés de constituer des dossiers d'enregistrement (Учетное дело) qui incluent la description des familles et la qualification qui leur est attribuée. Cette forme d'enregistrement souligne à nouveau à quel point la répression est conçue comme touchant les familles et non les individus. Les responsables locaux constituent des listes de familles, chacune étant qualifiée selon des dénomi­nations prédéterminées, complice de bandits, etc.[48] (le terme bureaucratique utilisé pour désigner la qualification est « coloration » [Окраска]), ces « bandits » que les historiens ou les acteurs sociaux lituaniens désignent désormais par le terme de « frères des forêts » ou « partisans »[49]. Les responsables ont d'abord recours à des listes établies auparavant, qu'ils complètent par d'autres consti­tuées dans le seul but d'atteindre les quotas définis par les autorités, district par district. Une mention « réserve » est même introduite dans certaines listes de familles et tableaux récapitulatifs produits tout au cours de la préparation des dossiers, « réserve » qu'il sera possible de mobiliser si les quotas au niveau de la Lituanie ne sont pas atteints[50]. Cette pratique consistant à puiser dans des dossiers constitués pour répondre à une instruction de répression collec­tive avait déjà été largement mise en œuvre durant la Grande Terreur afin de réaliser les quotas impartis à chaque direction régionale du NKVD[51].

Toute cette préparation, préalable à la déportation, se fait à travers un filtre bureaucratique très fort. Un arrêté de déportation est par exemple émis par un responsable du 4e département du ministère de la Sécurité d'État de Lituanie envers un certain Petrauskas[52] et sa famille, car « il a apporté de l'aide en alimentation aux bandits, et les a logés dans sa maison. Les témoins Valinskas, Paleckis et Vytautas ont confirmé ces indications »[53]. Cet arrêté est confirmé par le ministre de la Sécurité d'État et sanctionné par le procureur de Lituanie. Les procédures suivies ne sont d'ailleurs pas identiques d'une opération à l'autre, témoignant de l'arbitraire qui préside à ces déportations administratives[54]. Des milliers de dossiers de ce type font en l'espace de moins de deux mois la navette entre les districts et Vilnius. Cette circulation permet simplement de sauver de la déportation quelques membres du Parti et leur famille, ou d'autres personnes qui peuvent se targuer de relations politiques.

Nombreux sont, parmi les anciens déplacés spéciaux que nous avons interviewés, ceux qui insistent sur l'ignorance dans laquelle ils ont été tenus des raisons de leur déportation, contrairement aux anciens prisonniers des camps qui nous ont presque toujours indiqué l'article du Code pénal qui leur a été attribué. Iaroslav Pogarskij[55], déporté dans l'Altaï, souligne ainsi :

« Nous ne comprenions pas. Je l'ai compris plus tard. Je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais pas réussir mon examen sur la constitution [échec qui l'empêche d'avoir un diplôme de l'enseignement supérieur]. Mon père me disait simplement, sache que toutes les portes nous sont fermées. Mais il ne donnait pas plus de détail. Et il disait, étudie autant que tu peux.

[...] Pourquoi nous a-t-on déportés ? J'ai un neveu, journaliste [...] et en face de chez lui vivait le chef du KGB de la région d'Omsk. Ils étaient amis, [...] et un jour où ils avaient un peu bu, mon neveu lui demande : tu sais pourquoi on nous a déplacés ? Il lui a répondu “Oui je le sais, car c'est mon travail, et en plus tu es mon voisin, j'ai votre dossier mais je ne te le dirai jamais, car il y a écrit de telles choses sur vous, que si tu l'apprends, ta famille haïra la mienne jusqu'à la 7e génération”. Il ne lui a jamais dit »[56].

Au contraire, Andreï Ozerovski, envoyé dans divers camps de travail, précise :

« [Le soldat qui l'accompagne lui dit :] Voici l'ordre d'arrestation et l'ordre de perquisi­tion. Voilà tu es inculpé selon les articles 58.1a, 58.2, 58.10, 58.11. Mais qu'est-ce que cela ? L'enquêteur te le dira. Voilà tu as compris que tu es inculpé selon ces articles.

Ok. On me conduit auprès de l'enquêteur [.] Il est poli. Racontez-moi. Bon, on va considérer que vous êtes sous le 58.1a. Vous voyez le 58 c'est la trahison, 58.a c'est pour un civil, 58.b c'est pour un militaire, mais vous étiez encore civil, avant l'armée »[57].

À partir du 5 avril 1948 des rapports envoyés conjointement par le ministre de la Sécurité d'État de Lituanie et par le chef du 2e département du ministère de la Sécurité d'État d'URSS (département du contre-espionnage du MGB), au vice-ministre de la Sécurité d'État d'URSS, tous les 5 jours, indiquent le nombre de « dossiers aboutis », de « dossiers en attente » au ministère de l'Intérieur et de dossiers en cours de constitution dans les divers districts de Lituanie. Les responsables ont les yeux exclusivement fixés sur l'objectif chiffré qui leur a été imparti. De 752 dossiers prêts le 5 avril, on passe à 5 022 dossiers, soit 20 627 personnes, le 25 avril. Ils sont classés en dossiers de familles de bandits et de nationalistes en clandestinité ; de familles de bandits et de natio­nalistes condamnés ; de familles de bandits tués lors d'affrontements armés ; de complices des bandits-koulaks[58] - tout cela pour donner l'illusion de coller au décret qui a initié cette déportation.

Au même moment, les organes centraux soviétiques poursuivent leur travail de planification de l'opération elle-même à coup de tableaux chiffrés[59] et plans de travail[60]. La constitution des convois fait l'objet d'une suite d'instructions, mettant en œuvre aussi bien le département des escortes du ministère de l'Intérieur d'URSS, le département des déplacements spéciaux, le département des transports (перевозок), directement impliqué, mais aussi le ministère de la Santé, chargé d'envoyer en mission des médecins pour accompagner les convois.

Les familles de déportés ne sont plus que des unités que l'on répartit pour comptabiliser de façon précise les ressources ferroviaires, pour calculer le nombre de moyens de transport destinés à aller du domicile à la gare ainsi que le nombre de soldats à mobiliser et à mener dans chaque station de chemin de fer.

Dès le 3 avril 1948, une estimation du nombre de convois nécessaires avait été effectuée à partir de l'objectif du nombre de familles à déporter (12 000, avec une estimation de trois personnes par famille, soit 36 000 personnes), chaque wagon devant contenir huit familles, chaque convoi étant composé de cinquante-huit wagons transportant ces personnes, de deux wagons de transports des affaires, d'un wagon pour l'escorte et d'un wagon-prison. Il faut donc 1 604 wagons répartis en vingt-six convois, « chaque wagon étant équipé de châlits, dans les conditions de l'été (sans poêle) avec une fermeture étanche des portes et deux trappes »[61].

La déportation est vue comme un tout homogène du haut du ministère de l'Intérieur. Le 4 mai, le plan de transport du « contingent spécial » (ainsi nommé) établit de façon plus précise l'ensemble des convois, destinations, nombres de familles et personnes par convoi. La quantité d'individus s'entassant dans les wagons est indiquée dans une langue normative : « 28 à 30 pour les wagons à deux essieux, 50 à 60 pour les wagons à 4 essieux »[62]. Ici, la bureaucratie rejoint la mobilisation militaire. Les convois sont finalement au nombre de trente, numérotés, leurs destinations sont indiquées par la station de chemin de fer d'arrivée et une éventuelle prolongation du trajet sur les fleuves. Les itinéraires sont précisés (ils sont au nombre de deux) jusqu'à Novossibirsk. Le temps de transport est aussi estimé, entre 18 et 23 journées. Le département de la cir­culation fluviale du ministère de l'Intérieur d'URSS est aussi impliqué. Tout cela est présenté sous la forme d'un tableau détaillé et rigoureux. Le 14 mai « le plan de mise à disposition des transports spéciaux pour l'affaire Printemps » est présenté par districts répartis entre stations de chemin de fer[63]. Quelques jours plus tard, le 19 mai 1948, ce plan est presque définitif, les estimations de déportés sont affinées, les stations de départ indiquées. Une carte de la Lituanie produite par le ministère de l'Intérieur d'URSS situe chaque station, chaque effectif militaire, chaque convoi d'une manière graphique étonnante rappelant une carte de l'état-major où figurent les armées ennemies et amies[64].

L'ampleur des préparatifs et l'implication des autorités locales conduisent inévitablement à l'expansion de rumeurs parmi la population. Certains cherchent à se cacher, alors que d'autres n'y croient pas vraiment, ne voyant pas pourquoi on les déporterait. D'autres se dissimulent un temps :

« Je ne pouvais pas ne pas me retrouver là-bas [en exil], tout simplement. On avait inscrit mes parents sur les listes en 1949, ou plutôt en 1948, mais ils réussirent à se cacher cette année-là, et ont ainsi échappé à l'exil durant une année. Ce fut de fait bien pour moi, car j'ai pu ainsi grandir d'un an. On nous a emportés en 1949, j'avais alors deux ans et quelques mois. [.]

Mes parents étaient populaires [là où nous vivions] et c'est sûrement pour cette raison qu'on les a prévenus. En 1949 ils se sont installés à travailler dans un autre quartier de la ville. [.] Malheureusement, on nous a retrouvés »[65].

Et Juozas Miliautskas souligne :

« Eh bien on s'enfuyait, on se cachait. [.] On nous avait prévenus, [.] je ne sais pas qui, mon père devait savoir qui, mais ne me l'a pas dit. [.] On se cachait chez d'autres gens, mais pas chez des parents, il ne fallait pas. Chez d'autres gens, un jour ou deux et voilà, la vague [d'arrestations] était déjà passée, comme les champignons, voilà, c'est tout, et on a une année de plus qui passe. Désormais on tend l'oreille, on ne se cache pas éternellement [Шило то в мешке не уташить], cela tout le monde le sait. Voilà l'année 1947, 1945, non, 1946, 47, 48, 49, et en 1949 on en a déporté beaucoup »[66].

Les rapports des responsables du ministère de l'Intérieur s'en font l'écho, soulignant que les artifices imaginés pour ne pas attirer l'attention d'une popu­lation qui voit arriver des troupes nombreuses ne font pas illusion :

« On explique à la population l'arrivée d'un corps d'officiers par la préparation à la mobilisation militaire et les préparatifs de la construction d'un aérodrome. Une partie de la population [...] émet l'hypothèse que se prépare une expulsion [Выселение] des koulaks en liaison avec les mesures de collectivisation qui ont été prises. Dans le district de Rosinsk l'expulsion des familles de bandits a également été évoquée »[67].

La nature très bureaucratique du procédé investit ainsi l'espace local, reliant ceux qui sont au courant et les autres, à travers la persistance de réseaux de relations faisant le pont entre les autorités soviétiques centrales et celles qui collaborent avec elles au niveau local et régional. Cependant, les personnes visées restent dispersées, ne s'identifient pas comme constituant un groupe compact qui connaîtra un même destin. Il faut attendre la préparation de l'opération concrète, au début du mois de mai 1948, pour que les contours de nouveaux groupes et d'un nouveau statut se dessinent. La procédure de nature bureaucratique laisse la place, un temps, à une action de nature presque militaire. Alors que la bureaucratie a traité des dossiers, le militaire se confronte directement aux personnes. Les dossiers sont désormais prêts, les listes constituées, les trajets organisés, etc. La seconde phase met en œuvre les troupes du ministère de l'Intérieur, qui vont au domicile des futurs déportés, accompagnées des milices locales armées et de membres du Parti[68], puis les transportent à la gare et les « chargent » (c'est bien ce terme qui est utilisé) dans des wagons constitués en longs convois. Les déportés sont perçus comme une quelconque marchandise à transporter, comme en témoigne ce vocabulaire qui n'a pas grand-chose à voir avec celui concernant le transport de personnes.

L'opération « Printemps » proprement dite est accomplie avec une précision redoutable, même si le ministère de la Sécurité d'État constate que plusieurs centaines de personnes se sont cachées. Elle débute le 22 mai à 4 heures du matin, selon une vieille tradition policière, et un rapport est envoyé par télé­gramme à Moscou, au vice-ministre de l'Intérieur, toutes les 2 heures pour en indiquer l'avancée ! Un tableau indique, par district, en première colonne l'objectif, en seconde le nombre de « familles récupérées », en troisième le nombre de « familles déposées à la station de chargement »[69]. Ainsi, à 16 heures « ont été chargées [Погружено] 3 387 familles, dont 3 370 hommes, 4 743 femmes et 3 454 enfants, soit un total de 11 567 personnes »[70]. Cette précision obsessionnelle n'exclut pas les incidents violents qui sont signalés à la hiérarchie et conduisent à des tirs, des fuites, des gardes tués[71]. Ce sont finalement 11 345 familles qui sont déportées.

Bien entendu une partie des instructions n'était pas nécessairement mise en œuvre. On ne voit ainsi guère de traces de médecins présents auprès des convois. Or les instructions mentionnent qu'ils doivent accompagner chacun d'eux, et ces textes précisent que ceux qui sont ainsi envoyés en mission ne doivent pas connaître l'objet de leur mission. Les témoignages ne font état que de médecins eux-mêmes déportés : Marité Kontramaité raconte par exemple ce que son père lui a rapporté de son transport en Sibérie. Elle a alors à peine deux ans, et gît inanimée dans le wagon. Un soldat de l'escorte décide de demander à son père de la jeter, comme morte, par-dessus bord. Celui-ci exige qu'un médecin vienne constater le décès. Le soldat cède et à l'arrêt suivant du train trouve un médecin déporté dans un autre wagon, qui constate qu'elle est bien vivante, et la sauve ainsi.

Tout au long du parcours, les représentants locaux du MVD envoient des rapports et le commandant de l'escorte transmet, à l'arrivée, un rapport cir­constancié, indiquant le nombre de morts, de fuites ou de tentatives de fuite. On y découvre que les autorités ont souvent profité du transport pour identifier, déjà, ceux qui seront des indicateurs dès leur arrivée : « Dès les premiers jours du trajet, nous avons implanté des informateurs secrets dans chaque wagon. Le choix des candidats à recruter s'effectuait durant le contrôle des déplacés spéciaux le matin et le soir »[72].

La combinaison bureaucratique et militaire se répète sans guère de varia­tions dans tous les récits de ceux qui l'ont subie. Les groupes sont décidés de Moscou, loin des personnes qui en sont victimes. Les ordres sont transmis, relayés par l'administration civile qui traite essentiellement de dossiers, pour être mis en œuvre par l'administration du ministère de l'Intérieur, de façon quasi militaire. Le destin collectif de personnes isolées est ainsi scellé.

Statut et condition

Il faut attendre 1945 pour qu'un décret dessine une forme de statut de déplacé spécial, définition formulée en termes exclusivement négatifs[73] :

« Les déplacés spéciaux disposent de tous les droits des citoyens de l'URSS, à l'excep­tion des limitations présentes dans le présent décret :

Les déplacés spéciaux capables de travailler sont obligés d'effectuer un travail utile socialement. [.]

Les déplacés spéciaux sont soumis aux mêmes lois que les autres en cas de non-appli­cation de la discipline au travail.

Ils n'ont pas le droit sans autorisation du commandant de la commandature du NKVD de sortir des limites du district de résidence, servi par une commandature spéciale. Un départ est compris comme une fuite et est donc condamnable pénalement.

[.] Ils sont soumis aux instructions de la commandature spéciale »[74].

Cependant, si une fois dans leurs villages d'exil les diverses catégories de déportés peuvent parfois se mêler, parfois ressurgir, parfois même disparaître aux yeux des entreprises locales qui les emploient[75], elles restent valides au moins au sein des forces policières. Le mouvement démographique annuel produit par le département du ministère de l'Intérieur en charge de ces déportés distingue les entrées et sorties dans ce monde bien particulier. Les entrées comprennent les naissances, puisque les enfants de déportés sont inscrits dans les fiches de famille établies par les commandants qui surveillent quelques villages, et ne peuvent pas plus circuler que leurs parents. À partir de 16 ans ils sont soumis aux contraintes de pointage. Les sorties incluent les décès, particulièrement nombreux la première année de déportation, ainsi que les fuites ou les libérations, bien rares avant 1953. C'est une véritable population distincte du reste du pays qui se constitue ainsi, possédant sa propre logique démographique. Elle vit là où vivent les autres, mais elle en est isolée par le fait de sa mise en fiche et par les règles particulières auxquelles elle est soumise.

Chaque année, y compris en 1942 alors que la guerre fait rage, les com­mandants et leurs adjoints décomptent scrupuleusement le nombre de déportés selon les « contingents », catégories qui leur ont été accolées au moment de leur déportation. Ces décomptes remontent à Moscou et offrent un dénombrement annuel par région[76]. À travers ce travail, les catégories de déportations persistent : « bandits nationalistes », « familles de koulaks », « fabricants, manufacturiers, commerçants, etc. déportés en 1941 de Lituanie », « complices des bandits », « Témoins de Jéhovah », etc. Plusieurs dizaines de catégories regroupent ainsi ces personnes, quels qu'aient été leur comportement en déportation et leur devenir social. Elles persisteront à marquer leur destin longtemps après la mort de Staline. Un projet de rapport[77]rédigé peu de temps après présente une synthèse de la situation des déplacés spéciaux et propose une série de mesures de libération, transformation des contraintes administratives qui pesaient sur eux, et autres propositions de réformes, en reprenant ces cadres normatifs[78]. Le tableau en annexe du rapport (voir document 1), à l'instar des nombreux dénombrements que nous avons évoqués, propose une des­cription de cet ensemble de déplacés spéciaux à travers la combinaison d'une chronologie et d'actes qui visaient des populations particulières. Il reprend à son compte l'ensemble des catégories staliniennes inventées au fil des décrets.

Les auteurs du rapport analysent la dangerosité de chaque groupe et proposent en conséquence les mesures de libération avec ou sans retour, ou de maintien en déportation. Ils qualifient ainsi chaque groupe de déplacés spéciaux selon son attitude par rapport au pouvoir soviétique, son compor­tement en déportation, sa loyauté. Les Allemands sont considérés comme loyaux et non dangereux : « La grande majorité [des Allemands déportés des régions de la Volga en 1941] ne mènent pas d'activités hostiles sur leurs lieux de résidence et sont loyaux vis-à-vis du pouvoir soviétique ». Au contraire

« une part importante des déplacés spéciaux en provenance du nord Caucase, en particulier les Tchétchènes et les Ingouches, ont une humeur hostile vis-à-vis du régime soviétique, manifestent de la haine vis-à-vis du peuple russe, conservant sur leurs lieux de résidence leurs habitudes arriérées et leurs survivances claniques, et la partie la plus hostile mène une activité antisoviétique et exprime des intentions terroristes et insurrectionnelles ».

Les Baltes, de leur côté, suscitent de la méfiance[79]79. Ces regroupements induisaient la durée de déportation. Ils sont à nouveau déterminants lorsqu'il s'agit de revenir sur des décisions répressives : les perspectives de libération, une fois Staline mort, en dépendent.

document 1

« Catégories principales des déplacés spéciaux. Caractérisation brève des déplacés spéciaux. »

Catégorie de déplacés spéciaux

Nombre

Lieux du déplacement spécial

Durée d'établissement

Fondement de l'expulsion

1. Anciens koulaks, déplacés hors des régions de collectivi­sation totale (1931-1932)

24 686

Komi, Altaï, région de

Kemerovo, Mourmansk,

Tioumen

sans indication de durée

Décret du Comité exécutif central et du Conseil des commissaires du peuple d'URSS du 1er février 1931

2. Polonais, déplacés en 1936 des régions frontalières d'Ukraine et de Biélorussie

36 045

Kazakhstan

sans indication de durée

Décret du Comité exécutif central et du Conseil des commissaires du peuple d'URSS du 7 juillet 1937, n° 103/1 127-267

[.]

 

 

 

 

3. Anciens propriétaires terriens, manufacturiers, commerçants, leur famille, ainsi que les membres des familles des organes répressifs du gouvernement bourgeois de Pologne, les membres des familles des participants aux organisations contre- révolutionnaires, déplacés en 1940 des régions occidentales d'Ukraine et de Biélorussie

5 592

Kazakhstan, territoire de Krasnoïarsk, région de Kemerovo, Omsk, Tomsk et Tûmen

10 ans

Décret du Conseil des commissaires du peuple d'URSS du 2 mars 1940, n° 289-127

 

Bien que la durée de séjour en village spécial soit dépassée, les contingents, indiqués au point 4 n'ont pas été libérés, car la direction de l'ancien MGB d'URSS, prenant en compte le danger social de ces contingents spéciaux, a posé en février 1953 la question de les maintenir pour une durée indéterminée en village spécial.

[.]

 

 

 

 

5. Anciens propriétaires terriens, manufacturiers, commerçants, membres des gouvernements bourgeois et autres éléments antiso­viétiques, déplacés en 1941 hors de la Lettonie, Lituanie, Estonie et Moldavie

24 094

Kazakhstan, territoires de l'Altaï et de Krasnoïarsk, ASSR des Komi et de Iakou­tie, régions de Kemerovo, Kirov, Novossibirsk, Omsk, Tomsk et Tioumen

20 ans

Mesures approu­vées par le NKVD d'URSS, du 14 juin 1941

6. Allemands-citoyens

de l'URSS

a/ déplacés en 1941 hors de l'ancienne république des Al­lemands de la Volga, des villes de Moscou et de la région de Moscou, etc. (856 637) b/ [.]

1 225 005

Kazakhstan, territoires de l'Altaï et de Krasnoïarsk, ASSR des Komi, de Iakoutie et de Bachkirie, Régions de Kemerovo, Molotov [.], Novossibirsk, Omsk, Sverdlovsk [Ekaterinbourg], Tomsk, Tioumen, Tchelia- bisnk, Tchkalov et autres.

Pour toujours

Décret du présidium du soviet suprême d'URSS du 22 juin 1941 ; 28 août 1941 et 26 novembre 1941 et arrêté du Comité d'État à la Défense des 6, 21 et 22 septembre 1941.

Annexe au rapport présenté par Kruglov, ministre de l'Intérieur et Alidin, chef de bureau à ce même ministère (note 79), GARF, R9479/1/725/119-124.

 

***

Il faudrait, pour mieux comprendre la condition de déplacé spécial, évoquer beaucoup plus en profondeur ces libérations, réhabilitations et amnisties, qu'elles se déroulent avant ou après la mort de Staline, voire durant les premières années de la perestroïka ou les années 1989-1991[80]. Les pre­mières mesures d'assouplissement du régime des déplacés spéciaux ne sont prises qu'en 1955. À partir de là se succèdent des actes gouvernementaux libérant collectivement des groupes de déportés, et ce jusqu'en 1965, quand les Témoins de Jéhovah, dernier groupe à être encore soumis au régime des déplacés spéciaux, sont libérés. Pour autant, certains anciens déportés restent sans droit au retour jusqu'en 1988, date à laquelle l'ensemble de ces décisions staliniennes est définitivement annulé. Toutes ces années témoignent de la persistance, au-delà de la mort de Staline, d'une vision marquée par la multiplicité des conditions, et de la difficulté de penser alors ces processus comme formant un tout répressif. Le processus de libération des déplacés spéciaux suit de façon étonnante la logique bureaucratique et de regroupement mise en place durant la période précédente, en la délitant sans en remettre en cause les fondements, en particulier pour toutes les déportations qui ont touché les marges occidentales du territoire, là où la fragilité de l'annexion perdure durant de longues années. Les décisions de libération des déplacés spéciaux sont alors, durant les années 1953-1965, à nouveau formulées en termes strictement bureaucratiques : il s'agit de « rayer des registres [Снять с учета] des déportés tel ou tel groupe ». Ce terme bureaucratique sera assimilé par les déportés eux-mêmes, qui aujourd'hui encore l'utilisent :

« J'ai passé en tout 10 ans à Tomsk, dans le foyer. Là j'étais dans le foyer, puis dans le foyer des jeunes spécialistes, on avait un tel foyer, on a vécu là, travaillant à l'usine. Ensuite. [ton plus léger] Ensuite on nous a rayé des registres. J'ai encore une attestation quelque part de cela, selon laquelle “doivent être rayés des registres de peuplement spécial”, il était écrit “pour recevoir un passeport sans notes limitatives”. Mais avant nous n'avions pas de passeport. Non, j'avais déjà un passeport, et c'étaient mes parents qui n'en n'avaient pas. Ils allaient toutes les deux semaines signaler qu'ils étaient toujours là. Et nous aussi on y allait, à Tomsk, nous signaler tous les mois. Il a fallu attendre 1953, la mort de Staline, non, même dans la deuxième moitié de 1954, on n'a plus eu besoin »[81].

Mais cette opération technique ne résout rien. L'identité de ces personnes autant que le regard qu'autrui porte sur elles, restent profondément articulés au parcours qu'elles ont suivi : les marques du passé sont donc là, non dites, évanescentes mais présentes. Aucun acte formel ne vient les supprimer, puisqu'elles n'ont pas été instituées.

Alain  Blum INED et CERCEC EHESS/CNRS

 

 

 

 

 


[1]                Je remercie tout particulièrement Marta Craveri avec laquelle j’ai préparé une première version de ce texte, présentée lors du colloque « Circulation et coercition » organisé à l’EHESS par Renaud Morieux et Jean-Paul Zúñiga les 15 et 16 septembre 2011. Marc Elie, Catherine Gousseff, Emilia Koustova et Amandine Regamey ont par ailleurs fait de nombreuses remarques critiques qui nous ont été très utiles. Enfin, mon affectation au Centre d’études franco-russe de Moscou pendant deux ans m’a offert les meilleures conditions pour terminer cet article.

[2]                 La meilleure synthèse récente sur l'histoire du goulag est sans aucun doute Oleg V. Khlevniuk, The history of the Gulag : from Collectivization to the Great Terror, New Haven, Yale University Press, 2004.

[3]                 Avant tout les sept tomes de documents publiés aux éditions Rosspèn: История сталинского Гулага : конец 1920-х-первая половина 1950-х годов : собрание документов в семи томах [histoire du Gou­lag stalinien : de la fin des années 1920 à la première moitié des années 1950 : recueil de documents en 7 tomes], Moscou, Rosspèn, 2004.

[4]                 Pavel Polân, Не по своей воле... История и география принудительных миграций в СССР [malgré eux... histoire et géographie des migrations forcées en URSS ], Moscou, OGI: Memorial, 2001; Sergei Krasil'NiKOv, Серп и молох : крестьянская ссылка в Западной Сибири в 1930-е годы [La faucille et moloch : l'exil paysan en Sibérie occidentale dans les années 1930], Moscou, Rosspèn, 2009; Lynne viOla, The Unknown Gulag : the Lost World of Stalin's Special Settlements, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Hélène MONdON, « Les premiersdéplacés spéciauxde Staline et leur destinée dans le Nord européen de l'URSS (1930-1948) », thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, 2011 ; Andrei B. suslOv, Спецконтингент в Пермской области 1929-1953 гг. [Le contingent spécial dans la région de Perm, 1929-1953], Moscou, Rosspèn, 2010 ; Marc elie, « La vie en déportation (1943-1953) », in Aurélie Campana, Grégory Dufaud, Sophie Tournon (éd.), Les déportations en héritage. Les peuples réprimés du Caucase et de Crimée hier et aujourd'hui, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 53-75.

[5]                 H. Mondon, « Les premiers “déplacés spéciaux”...», op. cit., p. 12.

[6]                 Une synthèse des diverses dynamiques de déportations entre 1930 et 1960 figure dans Alain Blum, Emilia Koustova, « A Soviet story - Mass deportation, isolation, return », in Thomas BALKELIS, Violeta DavoliÜtÈ, à paraître, Budapest, Central European University Press, 2015. Voir aussi Natal'â ABLAZEJ, A. Blum (éd.), Миграционные последствия Второй Мировой Войны : Депортации в СССР и странах Восточной Европы [Les conséquences migratoires de la Seconde Guerre mondiale : les déportations en URSS et dans les pays d'Europe orientale], 3 vol., Novossibirsk, Nauka, 2012-2015.

[7]                 Entre 1941 et 1953, à l'exception de deux brèves années durant la guerre, coexistent deux ministères (nommés commissariats du Peuple jusqu'en 1946) : le ministère de la Sécurité publique qui deviendra le KGB et le ministère de l'Intérieur, NKVD puis MVD. Le premier traite davantage des affaires d'espionnage et de contre-espionnage tandis que le second est responsable des camps, lieux de déportation, police, etc. Toutefois, selon les périodes, les attributions sont parfois passées d'un ministère à l'autre. Avant 1941, tous les services relevant de ces deux ministères étaient rassemblés dans le seul NKVD.

[8]                 Archives nationales de la Fédération de Russie (Государственный Архив Российской Федерации, désormais GARF), R 9479/1/641/399 ainsi qu'un décompte des localités effectué par l'auteur de cet article, à partir des dossiers GARF, R 9479/1/561, 598, 599 (liste des localités au 1er janvier 1951), complété pour les régions manquantes par les dossiers du même fonds, dossiers 557, 558, 559, listes établies au 1er janvier 1950.

[9]                 L. Viola, « The aesthetic of Stalinist planning and the world of the special villages », Kritika : Explorations in Russian and Eurasian history, 4-1, 2003, p. 101-128.

[10]              Elena Zubkova, Прибалтика и Кремль, 1940-1953 [Les territoires baltes et le Kremlin, 1940­1953], Moscou, Rosspèn, 2008.

[11]              Nous ne traiterons pas ici cependant des dimensions strictement individuelles : par exemple les relations personnelles, familiales, sociales existant dans les villages, les conflits entre personnes qui sont souvent essentiels pour comprendre les mécanismes de sélection.

[12]              On retrouve de telles méthodes mises en œuvre par d'autres armées dans des situations coloniales, par exemple par l'armée française en Algérie : Michel roCard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d'Algérie, Paris, Mille et une nuits, 2003 ; Michel Cornaton, Germaine Tillion, Les regroupements de la décolonisation en Algérie, Paris, Éditions Économie et Humanisme : Les Éditions Ouvrières, 1967, vol. 1.

[13]              Emilia Koustova a montré que ces déterminations restent sujettes à nombre de déclinaisons, mettant en évidence diverses formes de malléabilité ou de dissolution temporaires, dans certains contextes, de ces groupes, de leur insertion et de la diversité des parcours qui caractérisent leur devenir : E. Koustova, « (Un)returned from the Gulag: Life trajectories and integration of postwar special settlers », Kritika : Explorations in Russian and Eurasian history, 16-3, 2015, p. 589-620.

[14]              Parmi ceux-ci les travaux de Zemskov, Polân, Bugaj, Berdinskih constituent les plus impor­tants : Pavel M. polân, Against Their Will : the history and Geography of Forced migrations in the USSR, Budapest, Central European University Press, 2004 ; Nikolaj BUGAJ, Л. Берия - И. Сталину : « Согласно Вашему указанию » [L. Beria à J. Staline : « Selon vos instructions »], Moscou, AIRO XX, 1995 ; Viktor Zemskov, Спецпоселенцы в СССР 1930-1960 [Les déplacés spéciaux en URSS, 1930-1960], Moscou, Nauka, 2003 ; Viktor Berdinskih, Спецпоселенцы. Политическая ссылка народов Советской России [Les déplacés spéciaux. L'exil politique des peuples de la Russie soviétique], Moscou, NLO, 2005.

[15]              Les archives sur lesquelles se fonde ce travail sont essentiellement issues des Archives nationales de la Fédération de Russie et des Archives spéciales de Lituanie (Lietuvos Ypatingasis Archyvas, désormais LYA). Plusieurs publications de documents ont par ailleurs été utilisées, dont, parmi les plus importantes : Nicolai Pobol', Pavel Polân, Сталинские депортации : 1928-1953 [Les déportations staliniennes : 1928­1953], Moscou, Mezdunarodnyj fond «Demokratiâ » : Materik, 2005 ; Генеральная прокуратура РФ, Сборник законодательных и нормативных актов о репрессиях и реабилитации жертв политических репрессий [Recueils des lois et actes normatifs sur les répressions et la réhabilitation des victimes des répressions politiques], Kursk, GUIPP, 1999, vol. 2 ; История сталинского Гулага [histoire du Goulag stalinien]..., op. cit.

[16]              Ce projet a été soutenu par l'ANR, par plusieurs institutions de recherches (INED, EHESS, etc.) ainsi que par Radio France internationale.

[17]              http://www.gulagmemories.eu ; on trouvera sur ce site, sous forme de documents sonores, une partie des entretiens cités dans la suite de cet article. L'équipe de chercheurs était coordonnée par Alain Blum (CERCEC et INED), Marta Craveri (CERCEC et FMSH) et Valérie Nivelon (RFI), et constituée de Mirel Banica, Juliette Denis, Marc Elie, Catherine Gousseff, Malte Griesse, Emilia Koustova, Anne-Marie Losonczy, Jurgita Maciulité, Françoise Mayer, Agnieszka Niewiedzal et Isabelle Ohayon. Depuis, trois autres chercheurs ont aussi contribué au projet : Irina Tcherneva, Lubomira Valcheva, Antonio Ferrara.

[18]              A. Blum, Marta Craveri, Valérie Nivelon (éd.), déportés en URSS. Récits d'Européens au goulag, Paris, Autrement, 2012.

[19]              Notons que ce type de mise en perspective a été déjà bien étudié dans le cadre très particulier des autobiographies communistes : par exemple Claude pennetier, Bernard pudal (éd.), Autobio­graphies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002, vol. 1. Toutefois, on est bien loin de la confrontation que nous évoquons ici.

[20]              Sur cet aspect de l'enfance : M. Craveri, Anne-Marie Losonczy, « Trajectoires d'enfances au goulag. Mémoires tardives de la déportation en URSS », Revue d'histoire de l'enfance « irrégulière », 14, 2012, p. 193-222.

[21]              Golfo alexopoulos, Stalin's outcasts : Aliens, Citizens, and the Soviet State, 1926-1936, Ithaca, Cornell University Press, 2003 ; Nathalie Moine, «Peut-on être pauvre sans être un prolétaire ? La privation de droits civiques dans un quartier de Moscou au tournant des années 1920-1930 », Le mou­vement social, 196, 2001, p. 89-114 ; Sheila Fitzpatrick, « Ascribing class : the construction of social identity in Soviet Russia », The Journal of modern history, 65-4, 1993, p. 745-770.

[22]              Tamara Kondratieva (éd.), Les Soviétiques : un pouvoir, des régimes, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

[23]              Moshe Lewin, La paysannerie et le pouvoir soviétique, 1928-1930, La Haye, Mouton, 1966.

[24]              Juliette Cadiot, Le laboratoire impérial Russie-URSS, 1870-1940, Paris, CNRS Éditions, 2007 ; Francine hirsCh, Empire of nations : Ethnographic Knowledge & the making of the Soviet Union, Ithaca, Cornell University Press, 2005 ; Terry Martin, The Affirmative Action Empire : nations and nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Ithaca, Cornell University Press, 2001 ; A. Blum, Catherine Gousseff, « La statistique démographique et sociale, élément pour une analyse historique de l'État russe et soviétique », Cahiers du monde russe, 38-4, 1997, p. 441-456.

[25]              N. Bugaj, Л. Берия - И. Сталину [L. Beria à J. Staline]..., op. cit. ; P. M. POLÂN, Against Their Will..., op. cit.

[26]              S. Krasil'nikov, Серп и молох [La faucille et moloch]., op. cit. ; A.B. Suslov, Спецконтингент [Le contingent spécial]. , op. cit. ; H. Mondon, « Les premiers “déplacés spéciaux”. », op. cit.

[27]              GARF, R 5446/1/48/210-212, publié dans История сталинского Гулага [histoire du Goulag stalinien]., op. cit., vol. 5, p. 58-59.

        [28] Selon les périodes et les populations déportées, elles sont nommées colons de travail, déplacés- spéciaux, exilés-déplacés, etc. : H. Mondon, « Les premiers “déplacés spéciaux”...», op. cit., p. 12.

[29]              Voir par exemple Oleg Khlevniuk, « The reasons for the “Great Terror” : the foreign- political aspect », in Silvio Pons, Andrea Romano (éd.), Russia in the Age of Wars, 1914-1945, Milan, Feltrinelli, 2000, p. 159-169.

[30]              Jusqu'en 1940, les Russes constituaient la part majeure de ces prisonniers et déportés, suivis des Ukrainiens, que ce fût dans les villages spéciaux ou dans les camps, bien que les Coréens consti­tuassent un fort contingent, suite à la première déportation collective d'un groupe national pris dans son ensemble, en 1937.

[31]              Il s'agit des Kalmouks, Karachaïs, Balkares, Tatars de Crimée, autres peuples de Crimée (Bulgares, Grecs, Arméniens, etc.), Turcs Meshkhets et autres peuples de Géorgie (Kurdes, etc.), entre autres. Voir en particulier N. BUGAJ, Л. Берия - И. Сталину [L. Beria à J. Staline]., op. cit. ; V. ZEMS­KOV, Спецпоселенцы [Les déplacés spéciaux]., op. cit. ; P. Polân, Не по своей воле [malgré eux]., op. cit.

[32]              Voir en particulier Alexander Statiev, The Soviet Counterinsurgency in the Western Borderlands, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. Sur les épurations en territoire soviétique : Vanessa voisin, L'URSS contre ses traîtres : l'épuration soviétique (1941-1955), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.

[33]              Voir plus haut, p. 72.

[34]              Sur la responsabilité par voisinage, voir par exemple A. Blum, Yuri Shapoval, Faux coupables : surveillance, aveux et procès en Ukraine soviétique, 1924-1934, Paris, CNRS Éditions, 2012.

[35]              Archives du SBU à Kiev (Galuzevij deržavnij arhiv, GDA), 9/10/01, « О выселении с территории западных областей Украинской ССР семей бандитов, националистов и бандпособников, в ответ на совершенные бандитами диверсионно-террористические акты [Sur la déportation des régions occiden­tales de la république socialiste soviétique d'Ukraine des familles de bandits, nationalistes et complices des bandits, en réponse à la réalisation d'actes terroristes de diversion menés par les bandits] », arrêté (приказ) 00386 du ministère de la Sécurité nationale d'URSS, 20 octobre 1948.

[36] LYA К-1/10/82/37, « Спецсообщение зам. предс. СМ ЛССР Писареву [Communication spéciale au vice président du Conseil des ministres de Lituanie, Pisarev] ».

[37]              LYA K-1/10/136/170-171, «Справка о мотивах выселения в Хабаровский край семей кулаков и бандитов из Вильнюсской, Шяуляйской и Клайпедской областей Литовской СССР в сентябре 1950 года и причинах ненаправления на рассмотрение в Особое Совещание при МГБ СССР учетных дел на кулацкие семьи, высланные во время этой операции [Rapport sur les motifs de l'expulsion dans la région de Khabarovsk des familles de bandits des régions de Vilnius, Šiauliai et Klaipėda de la RSS de Lituanie en septembre 1950 et raisons de l'absence de l'envoi pour examen à l'assemblée spéciale auprès du ministère de la Sécurité d'État des dossiers des familles koulaks, expulsées durant cette opération] », 18 juin 1952, rapport signé par le responsable du département « A » du ministère de la Sécurité d'État de la RSS de Lituanie.

[38]              LYA 1771/190/7/39, « Совешание 1 июня 1949 г. ЦК КП(б) Лит ССР “О мерах по ликвидации остатков националистического подполья и банд в связи с колхозным строительством”, Приложение к пр. № 20 п. 30 от 6/6/1949 [Réunion du 1er juillet 1949 du CC PC(b) Lit. SSR “Sur les mesures de liquidation des restes de la clandestinité nationaliste et des bandes en relation avec la construction de kolkhozes”, Annexe au procès-verbal n° 20, alinéa 30, 6 juin 1949] ».

[39]              Entretien avec Marytė Kontrimaitė, Archives sonores de l'Europe du goulag (désormais Archives sonores) [Vilnius, 11 juin 2011, E. Koustova et A. Blum, 01:10:00-01:12:30] (Désormais les extraits d'entretiens sont référencés en indiquant le lieu, la date et les auteurs de l'entretien, suivis des timecodes du début et de la fin de l'extrait).

[40]              Entretien avec Marju Toom, Archives sonores [Riga, 22 janvier 2009, M. Craveri et J. Denis, 00:18:31-00:24:06].

[41]              Nicolas Werth, La terreur et le désarroi : Staline et son système, Paris, Perrin, 2007.

[42]              Sur la dimension bureaucratique, L. VIOLA, « The Aesthetic... », art. cit.

[43]              « En termes quantitatifs et de niveau de préparation, d'équipement technique, de préparation des étapes de la déportation, cette opération dépasse significativement l'expulsion de 1941 », V. ber- DINSKIH, Спецпоселенцы [Les déplacés spéciaux]..., op. cit., p. 526.

[44] GARF, R9401/1/436/2, « Постановление о выселении из Литовской ССР членов семей бандитов, бандпособников зи числа литовских кулаков [Sur l'expulsion hors de la république socialiste sovié­tique de Lituanie des membres des familles des bandits, des complices des bandes parmi les koulaks lituaniens] », décret n° 417-160сс, 21 février 1948.

[45]              Par exemple LYA, V-135/7/61/230a, « Докладная записка о результате операции в Литовской ССР [Rapport sur le résultat de l'opération en RSS de Lituanie] », brouillon, mai 1948, signé par les vice-ministre et ministre de la Sécurité d'État de Lituanie à destination du ministre de la Sécurité d'État d'URSS, Abakumov. Cette politique de quotas de répression, comme guide principal de celle-ci, surgit vraiment à l'occasion de la Grande Terreur de 1937 (voir par exemple A. Blum, N. Werth, (éd.) « La Grande Terreur en URSS », dossier de vingtième Siècle. Revue d'histoire, 107, 2010).

[46]              LYA, V-135/7/61/172-173, « Сводка о ходе операции по делуВесна[Rapport sur l'avancée de l'opération de l'affaire “Printemps”] », le 22 mai 1948 à 12 h, signé par le directeur adjoint de la direction principale du MGB d'URSS, contient une colonne « objectif » (задание), une colonne « familles montées » (поднято семей) et une colonne « déposés à la station de chargement » (сдано на станции погрузки).

[47]              GARF, R9479/1/427/16-17, « План перевозок спецконтингента [Plan de transport du contingent spécial] », 4 mai 1948, signé par Arkadiev, chef du département des transports du ministère des Affaires intérieures d'URSS, le 30 avril, et confirmé par Riasnoï, vice-ministre de l'Intérieur d'URSS, le 4 mai 1948.

[48]              Par exemple LYA, V-135/7/61/ 117-119, « Справка по оформленным материалам делаВесна[Rapport sur les matériaux traités de l'affaire “Printemps”] », signé par le directeur adjoint de la direction principale du MGB d'URSS, mai 1948. À propos de ce concept de bandit, voir N. Werth, « Les rebelles primitifs », in ID., La terreur et le désarroi.., op. cit., p. 134-169 qui pose sa réflexion en contrepoint de celle d'Eric J. Hobsbawm, Primitive Rebels. Studies in Archaic Forms of Social movement in the 19th and 20th Centuries, Manchester, Manchester University Press, 1959.

[49]              Utilisé dans le discours mémoriel lituanien (balte de façon plus générale), le terme partisan est aussi repris dans les catalogues d'archives ou par les historiens.

[50]              LYA, V-135/7/448/49, « Список оформленных учетных дел на бандитские и банд-пособнические семьи по куршенскому уо. МГБ [Liste des dossiers de familles constitués sur des familles de bandits et de complices de bandits pour le département de l'enregistrement du MGB de Kuršėnai] », contient ainsi trois mentions au regard de chaque famille : n'y vont pas ; enregistrés selon le plan ; en réserve.

[51]              A. Blum, N. Werth (éd.), « La Grande Terreur...», op. cit.

[52]              Les documents des archives lituaniennes sont rendus anonymes. En effet, ces archives ont une politique tout à fait remarquable d'ouverture des fonds, offrant une très large consultation des documents. Nous avons cependant préféré remplacer les noms de familles figurant dans les documents par d'autres noms pris au hasard.

[53]              LYA V-135/7/448/5, Arrêté - Déportation de la famille de Petrauskas, signé par le chargé des opérations du 4e département du MGB de Lituanie, approuvé par le ministère de la Sécurité d'État de Lituanie et sanctionné par le procureur de Lituanie, le 22 avril 1948.

[54]              Nous n'entrerons pas ici dans les détails. Soulignons que parfois la conférence spéciale du NKVD est l'institution qui sanctionne, ce qui correspond au droit qu'elle a acquis d'envoyer en exil. Mais souvent, ce sont les institutions qui signent la décision collective de déportation qui sanctionnent, voire d'autres assemblées ad hoc, voire aucune.

[55]              Lorsque nous évoquons des témoignages, nous donnons les noms de famille des témoins. En effet, ceux que nous citons nous ont donné leur accord écrit pour être cités nommément. Nous avons suivi rigoureusement les exigences de la CNIL pour obtenir leur consentement éclairé.

[56]              Entretien avec Âroslav Pogarskij, Archives sonores [Pereâslav-Hmelnitski, 3 avril 2009, A. Blum, 00:45:23-00:45:58 et 01:05:03-01:05:33].

[57]              Entretien avec Andrej Ozerovskij, Archives sonores [Karaganda, 17 septembre 2009, I. Ohayon, A. Blum et E. Zimovina, 01:15:41-01:18:24].

[58]              LYA, V-135/7/61/1-9, « Сводка по делу “Весна” по состоянию на... [Rapport sur l'affaire “Printemps” en date des 5 avril 1948, 10 avril 1948, etc.] ».

[59]              Voir par exemple GARF, R9479/1/427/29-32, « План погрузки, формирования и назначения эшелонов со Спецконтингентам с Литовской ССР [Plan de chargement, formation et destination des convois de contingent spécial à partir de la RSS de Lituanie] », 18 mai 1948, confirmé par le vice­ministre de la Sécurité d'État d'URSS, Ogolcov.

[60]              LYA V-135/7/61/16-17, « Перечень мероприятий которые необходимо выполнить [Liste des tâches qu'il est nécessaire de réaliser] », non daté, contient 17 tâches à effectuer avec, pointée, chaque tâche déjà accomplie.

[61]              LYA V-135/7/61/96, « Расчет. Потребности подвижного состава для спецперевозок [Décompte. Besoin en matériel roulant pour le transport spécial] », 3 avril 1948, signé par le chef par intérim du département de la direction principale de la garde des transports du ministère de l'Intérieur d'URSS et par le ministre de la Sécurité d'État de Lituanie, confirmé par le vice-ministre de la Sécurité d'État d'URSS.

[62]              GARF R9479/1/427/7, «Инцтрукция начальникам эшелона и конвоя по сопровождению спецпереселенцев [Instruction aux chefs d'échelon et de convoi pour accompagner les déplacés spé­ciaux] », 4 mai 1948, signé par Kruglov, ministre de l'Intérieur de l'URSS. Dans une autre instruction (GARF R9479/1/427/13) sont indiqués les chiffres de 28-30 et 58-60, renforçant encore la précision bureaucratique.

[63]              LYA V-135, inv. 7, d. 61, ff. 132, Au vice-ministre de la Sécurité d'État d'URSS, 14 mai 1948 « План обеспечения вагонам спец. Перевозок по делу ВЕСНА [Plan d'obtention des wagons pour le transport des déplacés spéciaux de l'affaire Printemps] ».

[64]              Des cartes moins précises sont élaborées auparavant, elles accompagnent semble-t-il systéma­tiquement la mise en œuvre des déportations d'après-guerre (par exemple, pour l'opération nommée Прибой [Ressac], et pour l'Estonie : GARF R9479/1/475/179, « Схема пунктов погрузки эшелонов на Эстонской жел. дороге [Schéma des points de chargement des convois pour les chemins de fer esto­niens] », date non précisée, probablement avril 1949).

[65]              Entretien avec Marité Kontramaité, Archives sonores [Vilnius, 11 juin 2011, A. Blum et E. Koustova, 00:00:30-00:02:40].

[66]              Entretien avec Juozas Miliautskas, Archives sonores [Bratsk, 26 août 2009, E. Koustova, L. Salakhova et A. Blum, 00 :20:35-00:21:45].

[67]              LYA, V-135/7/61/11-12, Rapport au vice-ministre à la Sécurité d'État d'URSS Ogolcov, signé par l'adjoint au chef de la 2e direction principale du MGB d'URSS (Edunov) et par le ministre par intérim de la Sécurité d'État de la RSS de Lituanie (Kaprapov), avril 1948.

[68]              LYA, V-135/7/61/104, Au département du MGB du district de la ville d'Alitus, le vice-ministre du MGB d'URSS et le ministre de la Sécurité publique de Lituanie, mai 1948.

[69] LYA, V-135/7/61/172-173, Сдано на станции погрузки: « Сводка № 5 о ходе операции по делуВЕСНА”, на 12 часов [Rapport n° 5 sur le déroulement de l'opération de l'affaire “Printemps”, à 12h] », 22 mai 1948.

[70]              LYA, V-135/7/61/167, au ministre de la Sécurité d'État d'URSS, 22 mai 1948.

[71]              LYA, V-135/7/61/167-168, Au ministre de la Sécurité d'État d'URSS, Abakumov, signé par le vice-ministre à la Sécurité d'État d'URSS, Ogolcov, 22 mai 1948.

[72]              GARF, R9479/1/427/112-115, « Докладная записка об агентурно-оперативной работе в эшелоне спецпоселенцев n° 97 901 [Rapport sur le travail de renseignement dans le convoi de déplacés spéciaux n° 97 901] », adressé au chef du département des déplacements spéciaux du MVD d'URSS, Chian, signé par le chef du convoi n° 97 901 (Fedorkov) et son adjoint (Pimkine), le 10 juin 1948 (ville de Krasnoïarsk).

[73]              La situation des déplacés spéciaux est définie par les décrets du conseil des commissaires du peuple n° 34-14s (GARF, R5446/47a/3205/25-28, « Положение о спецкомендатурах НКВД [Disposition sur les commandatures spéciales du NKVD] » 8 janvier 1945) et n° 35 (GARF, R5446/47a/3205/13-14, « О правовом положении спецпереселенцев [Sur le statut juridique des déplacés spéciaux] », 8 janvier 1945). Ils sont publiés dans N. Pobol', P. Polân, Сталинские депортации [Les déportations stali­niennes]., op. cit., p. 561-563. Voir aussi P. polâN, Не по своей воле [malgré eux]., op. cit., p. 260.

[74]              GARF, R5446/47a/3205/13-14, reproduit dans N. Pobol', P. Polân, Сталинские депортации [Les déportations staliniennes]., op. cit., p. 563.

[75]              Sur ces questions d'intégration des déportés : E. Koustova, « (Un)returned. », art. cit.

[76]              Par exemple pour l'année 1950 : GARF, R9479/1/641/360-399, « Сведения о работе среди спецпоселенцев в 1950 году [Rapport sur le travail parmi les déplacés spéciaux en 1950] », rapport du département des localités de déplacement spécial du MGB d'URSS, août 1950 ; pour l'année 1952 : GARF, R9479/1/641/169-357, « Сведения о количестве ссыльно-поселенцев, ссыльных, высланных и спецпослеленцев по контингентам, республикам, краям и областям по состоянию на 1 июля 1952 г. [Rapport sur le nombre de déplacés-exilés, exilés, expulsés et déplacés spéciaux par contingents, répu­bliques, territoires, districts et régions au 1er juillet 1952] », rapport de la 9e direction du MGB d'URSS. V. Berdinskih, Спецпоселенцы [Les déplacés spéciaux]..., op. cit., évoque le caractère formateur de la statistique dans le chapitre intitulé « L'école stalinienne de “l'internationalisme” (idéologie et statistique) », c'est-à-dire qu'il montre à quel point la création de catégories à usage statistique peut se réifier en des catégories de perceptions et d'actions. Nous avions souligné l'importance de cette dimension tant dans A. BluM, naître, vivre et mourir en URSS : 1917-1991, Paris, Plon, 1994, que dans A. Blum, Martine Mespoulet, L'anarchie bureaucratique, pouvoir et statistique sous Staline, Paris, La Découverte, 2003.

[77]              GARF, R9479/1/725/67-83, Rapport présenté par Kruglov, ministre de l’Intérieur et Alidin, chef de bureau à ce même ministère.

[78]              Ce rapport suit de peu le décret d’amnistie du 27 mars 1953, pris par le Soviet suprême d’URSS sur proposition de Beria, qui conduit à la libération de plus d’un million de détenus, des prisons ou des camps, pour l’essentiel des droits communs.

[79]              GARF, R9479/1/725/119-124, Rapport présenté par Kruglov, ministre de l‘Intérieur et Alidin, chef de bureau à ce même ministère.

[80]              Sur la libération des camps, l’amnistie et le retour des prisonniers qui suivent 1953, voir en particulier M. ELIE, « Les anciens détenus du Goulag : libérations massives, réinsertion et réhabilitation dans l’URSS poststalinienne, 1953-1964 », thèse EHESS, 2007 ; ID., « Les politiques à l’égard des libérés du Goulag », Cahiers du monde russe. Russie – Empire russe – Union soviétique et États indépendants, 47-1/2, 2006, p. 327-348 ; Miriam DOBSON, Khrushchev’s Cold Summer : Gulag Returnees, Crime, and the Fate of Reform after Stalin, Ithaca, Cornell University Press, 2009 ; Nanci ADLER, The Gulag Survivor : beyond the Soviet System, New Brunswick, Transaction Publishers, 2002.

[81]              Entretien avec E. Šlimovičius, Archives sonores [Kaunas, 25 juin 2009, M. Craveri et J. Mačiulytė, 01 : 00 : 57-01 : 01 : 36].