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Requête d'un policier décrivant la procédure suivie pour libérer des déporter

Le 16 mars 1959 un employé du ministère de l'Intérieur écrit au 1er secrétaire du Parti communiste de Lituanie, pour contester son arrestation et son maintien en détention. Il est accusé de prévarication, car on le soupçonne selon lui d'avoir fait libérer une famille de déportés contre des boissons alcoolisées, ce qu'il nie le plus fermement. Pour convaincre de son bon droit, il décrit de façon très précise la manière dont il travaille, ce qui fait de ce document une description rare du travail quotidien mis en oeuvre après la mort de Staline, pour répondre aux milliers de requêtes reçues de déportés réclamant leur libération.

Au Secrétaire du CC du PC de Lituanie
Le Camarade Sniečkus
Vilnius
De K. Nikolaj Fedorovič
Arrêté par l’inspection spéciale du MVD de la RSS de Lituanie
Se trouvant dans la prison № 1
Membre du PCUS depuis 1932
Requête
J’ai travaillé jusqu’à décembre 1958 incluse comme officier du 1er département spécial du MVD [ministère de l’Intérieur] de la RSS [République socialiste soviétique] de Lituanie, chargé de l’examen des plaintes et dossiers des familles déportées de Lituanie.
En décembre 1958, après 24 ans de services dans les organes j’ai été licencié et le 3 mars 1959 arrêté, inculpé selon les articles 109 et 117 du code pénal de la RSFSR [République socialiste fédérative soviétique de Russie] pour mauvais usage de ma situation de service et pots de vin. L’enquête préliminaire est menée depuis novembre 1958 par l’inspection spéciale du MVD de la RSS de Lituanie, qui, recherchant des accusations artificielles et à me renvoyer illégalement devant le tribunal, n’a toujours pas terminé son enquête, toujours à la recherche de nouvelles accusations criminelles infondées.


Le fond de l’affaire :
En août 1957, j’ai exercé quelques-unes des fonctions de l’ancien vice-directeur du 1er département spécial du MVD, N., sur son ordre oral, d’examen des requêtes des déplacés spéciaux et de préparation des dossiers des familles déplacées pour leur réexamen par la commission du Présidium du Soviet suprême de la RSS de Lituanie, dirigée par le camarade Preikšas.
Selon les instructions de cette commission, l’appareil de cette commission, auquel j’appartenais, suivait alors les règles suivantes :

  1. Ne présenter en commission que les dossiers des déplacés spéciaux, auxquels le personnel de l’appareil a donné un avis négatif à la libération.
  2. Considérer comme indiscutables, les dossiers des déplacés spéciaux, auxquels les employés de l’appareil ont donné un avis positif à la libération ; ne pas les présenter en commission, mais les inclure directement dans la liste préparée au préalable et jointe au projet de décision de la commission. Ces dossiers indiscutables, qui ne devaient pas faire l’objet d’un rapport devant la commission, consistaient en ceux qui disposaient des éléments suivants :

            a.    La famille n’employait pas de travail salarié, disposait de moins de 30 ha de terre ; il n’y avait pas de personnes condamnées dans la famille ou les parents condamnés vivaient, avant leur crime, hors de la famille.
           b.    La famille n’employait pas de travail salarié, disposait de moins de 20 ha de terre (et les mêmes données objectives que ci-dessus) : considérer cette famille comme déportée sans fondement et l’inclure dans la liste et dans le projet de décision de la Commission, comme libérée de déportation avec restitution des biens confisqués lors de la déportation.


Pour préciser la situation sociale et foncière de la famille et les relations quotidiennes entre parents condamnés et non condamnés, nous prenions comme base les attestations officielles du comité exécutif du district où vivait telle ou telle famille avant sa déportation. Suivant ces instructions de la commission, son appareil examinait les dossiers des déplacés spéciaux, tant suite aux premières plaintes ou requêtes, qu’aux suivantes si ces dernières comprenaient de nouveaux éléments présentés par les requérants, justifiant les motifs de telle ou telle famille.
Telles étaient les instructions de la Commission qui m’ont étaient transmises par N., ancien vice-drecteur du 1er département spécial du MVD, parti en congé exceptionnel.
En juin 1957, un employé de l’appareil de la Commission (K.) a examiné, conformément aux instructions de la Commission évoquées ci-dessus, le dossier concernant le retour de déportation de la famille de F. A., qui disposait, selon le comité exécutif du district et le conseil régional, de 16 ha de terres arables, n’employait pas de main d’œuvre salariée et dont l’exploitation n’avait pas été incluse dans la catégorie koulake. Cela amenait à considérer que la famille de F. A. avait été déporté à tort comme koulake. Cependant, en prenant en considération le fait que l’un des fils avait été jugé pour collaboration avec l’occupant allemand, après la déportation de sa famille, l’employé K. examinant le dossier, aboutit à la conclusion suivante : libérer cette famille de déportation à titre exceptionnel sans restitution des biens confisqués. Le dossier F. A. fut donc inclus dans le projet de décision de la Commission, sans être examiné par cette Commission, comme dossier incontestable, projet qui fut ensuite signé et approuvé.
En août 1957, le MVD reçut une seconde requête de l’un des fils du déporté F. A., avec en annexe des attestations du comité exécutif du district de Panevežis et du conseil régional, indiquant que le fils condamné de F. A. avait été mobilisé en 1942 dans un bataillon de travail allemand par l’occupant allemand, et qu’il ne vivait plus en relation de dépendance matérielle avec sa famille depuis lors. D’autres matériaux du dossier montraient que ce fils condamné n’avait plus entretenu de relations avec sa famille à partir de sa mobilisation dans un bataillon de travail allemand, qu’il vivait à Vilnius (et sa famille dans le district de Panevežis) et que sa collaboration avec l’occupant allemand, n’était pas la cause de la déportation de sa famille et n’avait pas été évoquée dans l’arrêté de déportation de1948.
J’ai ordonné, par délégation des fonctions de N., vice-directeur du 1er département spécial alors en congé, à l’employé du service de la Commission, ayant travaillé à la procurature, S., d’examiner cette seconde requête. Il étudia à nouveau tous les documents de ce dossier et après m’avoir consulté, conclut que la famille de F. A. n’était pas koulake, que le fils condamné vivait depuis 1942 hors de sa famille et qu’en conséquence la famille avait été déportée à tort. Il fallait donc la libérer de déportation, comme déportée à tort avec restitution de ses biens confisqués. Seul le fils condamné, qui après avoir purgé sa peine avait rejoint sa famille en déportation, devait être libéré sans restitution de ses biens.
Je fus entièrement d’accord avec les conclusions de S. et lui recommandai de conclure de façon motivée le dossier A. comme devant être libérée de déportation, comme déportée à tort avec restitution de ses biens confisqués lors de la déportation, et de libérer le fils condamné sans restitution de ses biens confisqués, ce qui fit S.
Le dossier de libération de déportation avec restitution des biens confisqués de la famille A., fut une seconde fois inclus dans le projet de résolution de la commission, avec de telles conclusions, comme dossier incontestable, sans examen par la commission. Il fut approuvé et signé.
 La famille de F. A. rentra de déportation et on lui rendit ses biens confisqués au moment de cette déportation.
En octobre 1958, soit un peu plus d‘un an après la déportation de la famille de F. A., le 1er département spécial du MVD, soupçonnant que cette famille eut été libérée de déportation à tort, mena un contrôle spécial complémentaire sur sa situation sociale en interrogeant des témoins du lieu de résidence de cette famille dans le district de Panevežis. On s’aperçut alors que la famille A. avait une nourrice avant sa déportation, qui, après avoir éduqué les jeunes enfants de la famille, continua à travailler dans cette famille comme ouvrière agricole (batrak) dans les champs, ce qui témoignait de la position sociale koulake de la famille.
Ce contrôle montra aussi que toutes les attestations du comité exécutif du district de Panevežis, datées de 1957 et signées par le président du comité exécutif du district, ainsi que les attestations du conseil régional à partir desquelles tant en juin qu’en août 1957 avaient été étudié le dossier de la famille A., étaient inexactes. Ces attestations omettaient l’usage par cette famille d’un travail salarié, et donc de son statut social de koulake.
A partir des documents de ce contrôle spécial, le dossier de la famille A. a été présenté à la commission, qui a écrit dans sa décision : annuler la décision du mois d’août de restituer à la famille de F. A. les biens confisqués, comme décision inappropriée et mener une enquête.
Suite à cela, l’enquête se poursuit encore aujourd’hui, j’ai été arrêté le 3 mars de cette année et suis visé par l’instruction. On m’accuse de prévarication, car ayant délégation de fonction de N., comme vice-directeur du 1er département spécial du MVD, alors que ce dernier était en congé, j’ai inséré dans le projet de décision de la Commission le dossier de la libération d’A. de libération de déportation avec restitution des biens confisqués.
Or, l’employé S., n’avait-il pas abouti à de telles conclusions, comme moi-même, à partir de l’analyse du dossier et conformément aux instructions de la Commission, nous fondant sur les attestations officielles signées par le président même du comité exécutif du district de Panevežis et d’autres documents, qui donnaient pleine justification de considérer que la famille A., n’étant pas koulake et indépendante de son fils condamné, avait été déportée à tort en 1948 ? S. et moi-même pouvions-nous vraiment connaître ou deviner que ces attestations officielles étaient inexactes, alors que S. et moi-même faisions confiance à ces attestations officielles, comme aux attestations des comités exécutifs de centaines, de milliers de dossiers. Le dossier A., était pour cette raison indiscutable et ne provoquant aucun doute fut inclus dans le projet de décision de la Commission.
Je me demande alors pourquoi aurai-je à porter la responsabilité de ce dossier et non le comité exécutif du district de Panevežis dont les attestations furent au fondement principal de la libération de déportation de la famille de F. A. avec restitution des biens confisqués.
On m’accuse de n’avoir pas porté connaissance de la commission le dossier de la famille A., mais de l’avoir directement inclus sur la foi des conclusions de S. dans le projet de décision de la Commission. Mais, selon les instructions de la Commission, un tel dossier, pour lequel les employés de l’appareil avaient porté un avis favorable à la libération de déportation avec restitution ou sans restitution des biens, ne devait-il ne pas être porté connaissance de la commission, comme les milliers de dossiers analogues qui ont été inclus dans la décision de la Commission sans preuves concrètes, suivant là la documentation technique de la Commission alors en vigueur. En conséquence m’accuser de cela est irréfléchi et totalement infondé. Ni S. ayant proposé la conclusion sur le dossier A., ni moi-même n’avons eu même l’idée que ce dossier incontestable, ne suscitant aucun doute, puisse être présenter devant la Commission.
On m’accuse d’avoir inclus dans le projet de la Commission la libération de déportation de la famille A. comme déportée à tort après avoir été régalé de boissons alcoolisées par une de mes connaissances, proche de cette famille, le citoyen B., ce qui constituerait un objectif intéressé.
Cette accusation sans fondement et imaginée par je ne sais qui n’a absolument aucune espèce de réalité. Je connais le citoyen B. depuis 1950, comme ancien employé des organes de sécurité. J’ai bu en sa compagnie plus d’une fois, presque chaque année. Or, pas une seule de ces parties de boisson n’était en lien avec la libération de la famille A. de déportation et je n’ai bénéficié d’aucune rétribution de sa part en faveur de cette famille. Au contraire, B. a parfois consommé à mon compte, n’ayant pas d’argent. Il m’a ainsi emprunté, en décembre 1957, 25 roubles pour boire, somme qu’il ne m’a toujours pas rendue.
Toutes les autres accusations de prévarications portées contre moi ne sont qu’imaginaires et manquant de tout fondement. Elles ont été portées par quelque personne pour justifier le comité exécutif du district de Panevežis, qui avait donnée des attestations inexactes sur la famille du déplacé spécial A. et pour m’accuser artificiellement d’avoir libéré à tort cette famille de déportation comme déportée à tort.
L’inspection spéciale du MVD menant enquête sur mon affaire n’ayant toujours pas compris les instructions de la commission du Présidium du Soviet suprême de la RSS de Lituanie en vigueur en 1957, fondant la révision des dossiers de déportés et les raisons effectives, ayant conduit à la libération de la famille A. comme déportée à tort, rassemble tout un tas de données non vérifiées ou mensongères, pour m’accuser de façon artificielle et ainsi obtenir auprès du procureur de la république sanction de mon arrestation.
J’ai été arrêté et cela fait déjà deux semaines que je me trouve en prison, alors que je ne comprends pas et ne ressent aucun sentiment de faute parmi tout ce qu’on me reproche. J’ai presque 49 ans, dont 35 de ma vie consciente donnée à ma patrie, débutant comme ouvrier – plombier, ingénieur-mécanicien, constructeur dans une entreprise de l’industrie de la défense à Moscou, jusqu’à avoir des positions de responsabilités dans l’appareil central du NKVD d’URSS dans les troupes – chef d’un corps du contre-espionnage, affecté de façon exceptionnelle comme vice-directeur d’une des usines les plus importantes de construction navale ainsi qu’à d’autres fonctions. J’ai toujours répondu à mes obligations avec conscience, ce pourquoi j’ai été décoré de neuf distinctions et médailles, qui m’ont été illégalement retirées lors de mon arrestation.
Membre du PCUS [Parti communiste d’Union soviétique] depuis 1932, j’ai toujours été guidé par les intérêts du parti communiste et de notre gouvernement soviétique durant toutes mes activités de service, au service civil, sur le front de la Grande Guerre patriotique, que j’ai passé de Moscou jusqu’à la prise de Berlin et du Reichstag. J’ai toujours cru en mon devoir de service devant la Patrie et quels qu’aient été mes intérêts quotidiens et mon humeur, j’ai été étranger à l’accomplissement d’un crime.
Mon arrestation, fondée sur la libération illégale de déportation de la famille A., constitue un acte de violence grossière et de violation de la légalité socialiste, qui ne se conforme pas aux normes de la législation de procédure criminelle.
Après une commotion cérébrale reçue sur le front, je souffre d’une neurasthénie sévère, et mon incarcération a renforcé considérablement ma maladie ; je ne peux plus supporter cet acte de violence porté contre moi. Je n’ai plus la force de démontrer mon innocence à l’enquête, qui rassemble toutes sortes de données imaginaires et mensongères pour essayer de m’accuser de crimes que je n’ai pas commis.
Je vous demande d’intercéder en ma faveur et de prendre des mesures pour qu’une enquête objective soit menée et me libérer de cette incarcération provisoire, qui m’isole de la société prématurément et illégalement.
16 3 1959
K.
Ville de Vilnius
Prison n° 1
(lettre manuscrite de 12 feuillets)
Source: Archives spéciales de Lituanie, f. 1771, inv. 205, d. 23, ff. 99-103