Mémoires Européennes
du Goulag

Le gel, la radio et les pleurs
La mort de Staline et surtout son annonce, un jour de grand froid, reste un événement extrêmement précis dans la mémoire de Kasimirs Gendels, même si, dans les faits, la disparition du dictateur ne s’est pas accompagnée de changements radicaux immédiats – la libération intervient plus tard:
« Il [Staline] est mort le 5 mars et cela a été annoncé le 8 mars.
Et il gelait, c'était le matin sans doute. Je ne sais pas pourquoi, mais là-bas, il fait particulièrement froid le matin, même en hiver il n'y a pas autant de gelées que ces matins-là, quand le printemps approche, à partir de février, à la mi-février, et encore en mars et avril.
Ils appellent cela... Ils sont très superstitieux là-bas... Il n'y a pas d'églises, mais ils sont terriblement superstitieux. De nos jours, les Russes en Russie, ils sont aussi superstitieux.
Ils disent: quarante matinées de gel, quarante martyrs [S’il gèle au jour des 40 martyrs, il gèlera encore 40 jours]. Je me souviens : il doit y avoir quarante matinées de gel, jusqu'à 40 degrés en dessous de zéro.
Voilà, nous allions chercher du vois en tracteur... C'était loin, il y avait du bois déchargé d'une barge, là-bas, quelque part. Et nous sommes allés le chercher, mais sur le chemin, nous ne pouvions plus avancer tellement il gelait, tellement il faisait froid.
Nous nous sommes arrêtés en chemin, il y avait un village tatar, il y avait beaucoup de villages tatars là-bas, il y avait surtout des Tatars. Vous savez que la Russie a conquis cette région qui était tatare. [Le khan] Koutchoum était leur chef. Et les kolkhozes étaient tatars, certains d'entre eux ne parlaient pas russe.
Nous sommes donc entrés dans un bureau pour nous réchauffer un peu, il était déjà à peu près neuf heures.
Je me souviens que nous avons ouvert les portes du bureau, une vapeur blanche, glacée s'y est engouffrée avec nous. Nous étions trois, tous en pelisse, les Lettons aussi.
Nous sommes entrés, et ils nous ont tous crié : Chut, chut, taisez-vous, pour que nous ne fassions pas trop de bruit. Et à ce moment-là : « Ici Moscou. Ici Moscou. Staline est mort. »
Les larmes ont commencé à couler. Pas nous. Tous ces employés de bureau, des hommes, trois ou quatre.
Ce sont mes souvenirs du 8 mars, quand on a annoncé que Staline était mort. »