Solidarité Ukraine
INED Éditions. Archives Sonores, Mémoires européennes du Goulag

BioGraphie

42
×

Janos  ROZSAS


Janos Rozsas naît en août 1926 à Budapest dans une famille ouvrière. Dès son plus jeune âge, il a la passion des livres et un talent pour les langues, mais il doit interrompre l’école à 14 ans pour aider financièrement sa famille.

Il est envoyé au front contre l’armée Rouge à 18 ans et il est très vite fait prisonnier et condamné pour haute trahison à 10 ans de travaux forcés et à l’exil à vie en URSS. Il ne comprend pas sa condamnation mais se dit soulagé car il pensait être exécuté. Il est d’abord envoyé à Odessa, puis vers les camps ukrainiens de Nikolaïev et Kherson, où il apprend le russe en quelques mois. En 1946, il part pour un camp de l’Oural du Nord où il survit dans des conditions de froid et de faim atroces, ou plutôt, dira-t-il, où il vit «en essayant de construire un petit monde autour de moi, grâce aux livres. Il fallait rêver, s’élever au-dessus de la réalité. Je passais mes nuits à lire en cachette et j’enchaînais avec les journées de travail.» En 1949, il est envoyé au Kazakhstan, où il y rencontre Soljenitsyne avec qui il se lie d’amitié, grâce à sa passion de la littérature et de la culture russe peu commune pour un Hongrois enfermé au goulag.

En 1954, il est amnistié et rentre en Hongrie. Là, il entreprend d’écrire sur ses neuf années dans les camps, comme il avait décidé de le faire bien avant d’être libéré, s’il survivait. Il assume aussi un autre travail de longue haleine : aidé par sa connaissance du russe, il se charge d’écrire les demandes de réhabilitation de centaines de ses compagnons de goulag. Ses mémoires sont publiées à Munich en 1987 et traduites en anglais et en allemand. Malgré le froid, la faim, les humiliations et les violences, M. Rozsas dit : «Je ne regrette pas mes neuf années de goulag. Si j’avais à les refaire, je les referais. J’ai rencontré des personnes et j’ai appris des choses si intéressantes !», et il ajoute sur la Russie : «J’ai la nostalgie de ce pays que j’aime tant, c’est là où j’ai passé ma jeunesse.»

L'entretien avec Janos Rozsas a été conduit en 2009 par Anne-Marie Losonczy et David Karas.

PDF (59.71 Ko) Voir MÉDIA
Fermer

Sa condamnation à 10 ans de travaux forcés

«Nous n’avions fait de mal à personne. Nous n’avions même pas tiré une seule fois. On était des gamins envoyés au front par les Allemands et malgré ça, il y a eu des condamnations à mort et à 10, 15, 20 ou 25 ans… Moi, je faisais partie des chanceux, je n’ai été condamné qu’à 10 ans et à la déportation à vie par le tribunal militaire du troisième front ukrainien.
Ca voulait dire qu’une fois passés les 10 ans, jamais je ne pourrai revenir chez moi, que je partais pour un exil éternel en Extrême-Orient
Bien sûr, au début, on ne le comprenait même pas, on n’y croyait pas, on n’arrivait pas à le concevoir. Et on savait encore moins qu’avec l’arrestation, nous étions immédiatement devenus citoyens soviétiques pour qu’ils puissent nous condamner en tant que tels…
Moi, j’aurais préparé, selon l’article 58.2., une insurrection armée contre ma patrie soviétique. Et selon l’article 58.9., j’aurais été un agitateur contre ma patrie… un non-sens juridique !
Nous, évidemment, on ne pigeait rien au russe, on voyait juste qu’on était encerclés de gardes armés… d’abord, on voulait nous exécuter !  C’était la consigne d’un des commandants d’exécuter les jeunes condamnés par l’article 58. Mais ensuite un autre officier est venu avec une autre consigne venant du camarade Staline : il fallait que ce soit le tribunal militaire qui nous condamne officiellement à mort.
Donc après, 6 semaines d’enfermement pénible,  nous nous attendions à être condamnés à mort. A notre surprise, certains d’entre nous n’en ont eu que pour 10 ans.
C’est quelque chose de très paradoxal mais croyez-moi : quand l’interprète, une Ruthène qui ne connaissait pas bien le hongrois, nous a montré ses 10 doigts, car elle ne savait pas dire 10, et nous a dit : « c’est ce à quoi vous avez été condamnés, vous avez été mauvais, vous allez en Sibérie »… nous avons été soulagés ! Car la Sibérie, ça signifiait la vie pour nous.»

Fermer

La Russie et les Russes

«Je dirais même que j’aime les Russes. C’est un peuple très intéressant, enclin au mysticisme.
Ils sont si ambivalents : quand ils sont imbibés de vodka, ils sont comme des bêtes sauvages ; quand ils sont sobres, ils sont doux comme des agneaux.
C’est un peuple plein de bonne volonté, crédule, ils sont capables de partager le dernier petit bout de pain, ils savent aider, ils aiment aider. C’est un peuple plein de bonté. Mais ils ont été, pendant toute leur histoire, des esclaves, des serfs…
D’abord au temps des boyards dans le 1er millénaire, puis pendant l’invasion mongole qui a duré 300 ans, puis sont arrivés les 300 ans de règne de la dynastie Romanov qui n’était pas non plus un « jardin de framboises », comme disent les Russes. Et ensuite, le régime soviétique. Je ne sais pas quand il y aura là-bas, une société démocratique ; parce que tout simplement ce peuple a vécu dans une perpétuelle oppression et un esclavage, une servitude éternelle.
Vous êtes retourné en Russie ensuite?
J’ai été, plusieurs fois. J’ai la nostalgie de cette terre. C’est là où j’ai passé ma jeunesse. Je me sens très bien parmi eux.»

Fermer

L'école du Goulag

«Croyez-moi, c’était une telle école pour moi que les articles sur mon expérience publiés plus tard en Hongrie titraient que je ne regrettais pas mes 9 ans au goulag ! Car pendant ces 9 ans, j’ai rencontré tant de gens intéressants, j’ai entendu tant de choses intéressantes…  je n’aurais jamais pu les rencontrer autrement.
Imaginez qu’ il y avait encore parmi nous des prisonniers de l’époque de la guerre entre la Russie et le Japon, de la Révolution de 1917, de la famine ukrainienne… et aussi des purges de 1936-1938, de la décapitation de l’Armée… tout ce que le 20-21-22ème Congrès du PCUS ont dévoilé…
 Je cohabitais avec des témoins vivants de ces évènements qui osaient en parler avec des gens de confiance.
Donc, c’était une bonne école pour moi… J’ai vite appris le russe et je comprenais leurs conversations. Et comme j’étais inoffensif pour eux, ils en parlaient devant moi.
J’ai accumulé tellement d’informations que quand j’ai lu, plus tard, l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, j’ai reconnu plein de choses qui y sont décrites.
Je me suis beaucoup enrichi en survivant à ces 9 ans… en les vivants. En fait, j’ai essayé de créer un petit monde autour de moi, grâce à la littérature entre autres.
Mihaly Vörösmarty (poète hongrois) dit que « la rêverie détruit la vie car elle regarde vers des cieux troubles… » Vörösmarty n’a pas été au goulag !
Si on n’y rêvait pas, si on ne rêvassait pas, si on ne se projetait pas, si on n’avait pas d’espoirs, on aurait crevé.  On ne pouvait pas se plaindre, se dire « mon Dieu, que j’ai faim ! Mon Dieu, quels malheurs ! ».  Là-bas, il fallait s’élever au-dessus de soi même, se dépasser.
- Et les livres vous ont aidé à le faire?
Les livres… et la foi.»

Fermer

Les « libres »

«A l’été 1945, alors que mes compagnons ont interpellé le commandant du camp. Ils lui ont dit : « Commandant. Le taux de mortalité est énorme. Le travail est dur. On demande une amélioration de la nourriture. » Il a répondu. « Rendez vous compte – on était à Nikolaiev- que en ville beaucoup aimeraient être à votre place parce que vous recevez votre ration de pain tous les jours mais là-bas, on ne voit pas de pain pendant des semaines.
Ensuite, nous avons eu l’occasion, pendant le déblayage des ruines d’entrer en contact et de discuter avec des libres – à l’époque, la surveillance n’était pas aussi étroite - et ils nous ont dit qu’effectivement ils vivaient dans une grande misère, une grande pauvreté. Donc, nous partagions la souffrance et les privations du peuple soviétique !
La distinction entre liberté et emprisonnement était extrêmement floue.
 Par exemple, au Kazakhstan, dans l’usine métallurgique du camp où je travaillais au haut-fourneau, le directeur était libre et membre du Parti et l’ingénieur en chef était détenu… Donc, on travaillait avec des libres. Sur une machine, il y avait un libre ; sur une autre, un détenu.
 Une fois, j’ai entendu que l’un des libres –enfin, « libre », mais sans doute exilé, déporté ou enrôlé… peu importe, d’une façon ou d’une autre, il était arrivé au Kazakhstan – un jeune homme, donc, a demandé trois jours de congé à l’ingénieur en chef :
« Vasia. Je ne te donne pas de congé ». Parce qu’il y avait une extraction de charbon en surface et une pièce de l’excavateur était en panne. « Tant que nous n’avons pas fini de fabriquer la pièce de remplacement, personne ne prendra de congés, parce que l’excavateur ne fonctionne plus et la production est à l’arrêt ».
Donc, l’ingénieur en chef prisonnier refusait de donner des jours de congé à l’ouvrier libre ! Que dire ?»

Fermer

La solidarité entre prisonniers

«Comment étaient les rapports avec les Russes ?
Au début ce n’étaient pas au mieux. En effet, les Hongrois, les Allemands, les Roumains, nous étions dans l’autre camp pendant la guerre.
Mais l’URSS a condamné aussi ses propres ressortissants en tant que fascistes, pour avoir collaboré avec les Allemands. Comme il fallait beaucoup de main d’œuvre au camp, ils trouvaient suffisamment de motifs pour condamner les gens comme criminels de guerre.
Et c’est pour ça que nos co-détenus soviétiques nous disaient « c’est à cause de vous que nous sommes au camp car c’est par erreur que nous avons été considéré comme fascistes, alors que vous, les Allemands, les Roumains, les Hongrois, vous êtes vraiment des fascistes. Nous sommes là à cause de vous ».
Ilia Ehrenburg, qui était un cabotin tout aussi incendiaire que Goebbels, attisait à l’extrême à la haine de l’étranger, de l’ennemi… ennemi, disait-il… d’un côté, c’étaient des paysans hongrois qui tiraient et de l’autre des moujiks russes. En gros, les gens simples, on se tirait dessus.
Mais plus tard, les choses se sont atténuées, les Soviétiques connaissaient nos noms ou au moins notre façon d’être ; et là, c’est la solidarité entre détenus qui a primé. 
Pour rendre le travail plus facile, pour baratiner les gardes… pour ça, nous étions vraiment unis.
Là, peu importait si on était russe, ukrainien, tadjik, tatare… pour rouler le chef de brigade afin qu’on n’ait pas à faire le travail qu’on nous imposait. Devant ça, on était tous pareils.»