Mémoires Européennes
du Goulag
BioGraphie
Teodor SHANIN
Un jour de juin 1941, alors que les Allemands se rapprochent de Vilnius, capitale d'une Lituanie soviétique depuis peu, un officier du NKVD accompagné de soldats arrive au domicile de Teodor Shanin, pour arrêter sa famille en raison de leurs origines sociales. Teodor a 11 ans, il se trouve là avec ses parents et sa petite sœur de 4 ans. L’officier a cependant un geste étonnant : il leur dit que, compte-tenu des contrées difficiles où ils allaient être déportés, il fermerait les yeux s’ils laissaient la petite sœur à quelqu’un. Ce qu’ils firent, en la confiant au grand-père.
Le père est condamné aux travaux forcés et envoyé dans un camp en Sibérie. Teodor et sa mère commencent alors un long voyage de déportation dans divers villages, depuis les montagnes de l’Altaï jusqu’à Samarcande. Son père, une fois libéré des camps, les rejoint et, la guerre finie, Teodor quitte le pays en passant par Vilnius pour rechercher sa sœur. Il ne la retrouve pas. Elle a subi le sort de tous les Juifs de Vilnius, et été fusillée très vite après l’arrivée des Allemands dans la ville.
Teodor part alors en Pologne, qu’il fuit rapidement, en raison des violences antisémites. Il rejoint la France, Israël, puis l’Angleterre où il devient professeur d’université et l'un des plus grands spécialistes de la paysannerie russe. Dès le début de la perestroïka, il enseigne en Russie, tout en continuant son travail en Angleterre.
Alain Blum et Juliette Denis
L'entretien avec Teodor Shanin a été conduit en 2008 par Juliette Denis et Alain Blum.
Entretien avec Teodor Shanin - intégrale
Nous vous proposons d'écouter ici l'intégrale de l'entretien avec Teodor Shanin, réalisé par Alain Blum et Juliette Denis, à Moscou le 8 décembre 2008 (Version originale en anglais; entretien réalisé dans le bureau de Teodor Shanin à l'école supérieure de sciences sociales de Moscou).
L'arrestation
«Les premières personnes qui sont venues étaient deux officiers du KGB, du NKVD bien sûr, et derrière eux de nombreux soldats. Ils étaient courtois, remarquablement amicaux, car on parlait russe. Ça leur allait qu’on parlait russe avec eux, un bon russe. Ils ont aussi fait quelque chose qui s’est avéré désastreux mais ils avaient, sans aucun doute, de bonnes intentions. Après avoir passé plusieurs heures avec nous, le temps que nous empaquetions tout, ils ont appelé mon père et ont dit : “Nous ne pouvons pas vous dire où vous allez, mais ce sera un lieu très difficile, votre fille – ma sœur avait 4 ans –, elle ne survivra pas. Si vous pouvez trouver quelqu’un dans la ville qui puisse la prendre, on ne fera pas attention.” C’était pour bien faire. Mes parents ont discuté, ma mère ne voulait pas la laisser, mon père voulait la laisser à Wilno et ce fut la seule fois dans l’histoire de ma famille où ma mère a cédé devant mon père. En général c’était l’inverse. Je suis allé chercher notre grand-père dans la ville, je l’ai trouvé – le père de ma mère – et il a pris ma sœur. Elle était heureuse, c’était pour elle une grande aventure de savoir qu’elle allait vivre avec lui et pas avec nous. Et ensuite on a été emmenés.»
La mort de sa sœur, assassinée par le nazis
Saviez-vous à ce moment où était votre père?
Non je ne le savais pas, et je ne l’ai pas su pendant plus d’un an, presque deux. On avait pratiquement perdu sa trace.
La ville avait été envahie par les Allemands, dès le début de la guerre. On était encore détenus quand les Allemands sont entrés dans Wilno, et pour parler de ma fille, donc ma fille, non ma sœur, ma sœur et mon grand-père, furent fusillés six mois après, à Ponari, là où la majorité des Juifs furent exécutés.
Savez-vous quand votre mère a appris le destin de votre sœur ?
Oui, bien sûr, nous l’avons appris quand nous sommes revenus à Wilno. Nous n'y sommes revenus que pour çà. Nous allions quitter l’URSS car les anciens citoyens polonais pouvaient le faire, et nous avions décidé d'essayer d'apprendre quelque chose sur notre famille; ma mère n'a pas cru pendant très longtemps que ma sœur avait été tuée, car ma famille parlait parfaitement polonais, mon grand-père parlait toutes les langues possibles. C'était un homme avec des moustaches pareilles à celles d'un noble polonais, ou plutôt d'un colonel russe tel Berkendorf. Il dirigeait avant la guerre une usine de vodka, et les pommes de terre produites par la noblesse polonaise en constituaient le matériau de base pour la fabriquer. Ils auraient donc pu, bien sûr, avoir été cachés par eux. En plus nous avions tous des yeux bleus dans notre famille et ma sœur avait les yeux encore plus bleus que moi et ils pouvaient ne pas être identifiés. Mais mon grand-père était persuadé que le seul peuple vraiment civilisé en Europe était les Allemands et que les Russes n'étaient pas civilisés. Les Allemands avaient occupé Wilno durant la Première Guerre mondiale et mon grand-père disait qu’ils étaient durs mais civilisés et disciplinés et il ne pouvait imaginer qu’ils tueraient des gens. Mais ce fut différent, et il était trop tard, les portes du ghetto étaient refermées. Quand nous sommes venus à Wilno nous n’avons pas trouvé de preuve exacte mais nous avons trouvé un homme qui avait vu un groupe de personnes partant du ghetto, et qui avait reconnu mon grand-père, et ils allaient dans la direction de Ponari, le lieu de l’exécution. Donc… Une fois cela appris, nous avons décidé que cela constituait une preuve définitive et nous sommes partis pour la Pologne.
Quand vous étiez dans l’Altaï vous avez entendu parler de l’holocauste ?
Non, nous ne pouvions l’imaginer. Personne n'y pensait. Rien de tout cela.
L'accueil en déportation
«Avant que nous ne venions, le chef du NKVD de la région, un gros bonhomme en veste, est monté sur une table et a dit : “Il y a ici des gens qui pensent qu’ils sont là pour une journée, une semaine, un mois. Vous vous trompez, vous êtes là pour toute votre vie et vous y mourez.” Une autre image dont je me souviens était quand on avait faim et que nous voulions manger, il y avait le directeur de la cantine, un très gros homme, assis avec au-dessus de sa tête écrit “Interdit de fumer”, et il fumait et la fumée montait sur cette pancarte. Voilà ma deuxième impression des camps dans lesquels je me suis retrouvé.»
Marché noir à Samarcande
«Donc, ils ont dit “ok, nous sommes engagés dans quelque chose et si vous voulez vous joindre à nous, vous êtes les bienvenus car vous êtes des nôtres. Nous vivons ici en vendant du pain déjà vendu.” Il y avait des cartes de rationnement pour le pain, 100 g pour un enfant, et, pour comparaison 400 g pour les officiels, ou 600 g pour ceux qui travaillaient dur. Maintenant, plusieurs personnes qui étaient avec eux avaient des magasins, étaient directeurs de magasin, et jouaient un jeu complexe. Et ils vivaient de cela.
Nous sommes entrés dans ce réseau : il fallait sortir le pain du magasin, ce qui était particulièrement dangereux, puis l’apporter à des gens qui le vendaient sur le marché.
Vous entriez dans le magasin, dont le chef était un des nôtres, et vous donniez une carte, et il faisait semblant de la découper, puis la rendait, et vous donnait du pain, et vous preniez le pain, et sortiez, et alliez dans le parc, pas loin, et quelqu’un s’approchait de vous, et vous alliez avec lui, vous conversiez, et vous lui donniez le pain, et il le prenait, et l’apportait sur le marché.
La première année nous avons fait cela, et ce fut, bien sûr, utile et facile. Pour moi, c’était un jeu de scout, et cela me plaisait, et la police suivait moins un garçon qui allait encore à l’école.»
Le retour du père
Quand votre père est-il revenu ?
Environ un an et demi après l'amnistie des Polonais, peut-être un an. Cela a pris tout ce temps pour que l’ordre du gouvernement atteigne son camp. Nous pensions qu’il avait pu être tué, car personne ne venait.
Mon père est allé à Djalalabad, une montagne kirghize, et voici ce qui est arrivé : comme beaucoup de personnes rentraient, les patriotes polonais s'étaient organisés et il y avait dans tous les villages un bureau central, tenu par une majorité de Juifs, où il y avait un tableau, avec accrochés dessus des télégrammes. Si vous cherchiez quelqu’un vous pouviez envoyer un télégramme en différents lieux, disant où vous étiez et qui vous cherchiez. Avec un peu de chance le télégramme était trouvé. Il est donc allé à Djalabad, il a cherché s'il y avait un message pour lui et il a envoyé un télégramme et rien n’est venu. Il a pensé qu’il allait mourir de faim; il avait le scorbut. En Russie les gens ne mouraient pas de faim, mais d’une mauvaise nourriture. Il décida d’aller dans un kolkhoze local où, au moins, il y aurait de la nourriture, et il y va, et là il découvre un de nos télégrammes.
Voilà, la vie est pleine de surprise, de chances et de malchances inattendues!
L'effroi du père
Quand mon père est revenu à Samarkande nous avons pris du temps à le nourrir pour qu'il retrouve son état normal.
Et, il revint à lui, pour ainsi dire, et découvrit alors à partir de quoi nous vivions, et il devint pour ainsi dire hystériquement effrayé, car l'idée qu'il pourrait être renvoyé dans un camp de concentration dépassait tout ce qu'il pouvait supporter psychologiquement. C'était incroyable, à quel point il était effrayé, et il rendit notre travail tout à fait impossible, car d'un côté vous ne pouvait pas le faire si vous avez dans votre famille quelqu'un d'aussi effrayé, et d'un autre côté, on m'avait une fois demandé, comment ne vous a-t-on pas attrapé? Ma réponse avait été qu'ils attrapaient les gens car on voyait l'effroi dans leurs yeux. Il est difficile de vous attraper, tant que vous êtes sûr de vous. Vous pouviez être attrapé, comme ce chanteur, mais c'était très difficile. Or, à partir du moment où vous avez de l'effroi dans vos yeux, les policiers vont vous contrôler. Et, avec mon père, aussi effrayé, il était désormais évident que nous exprimerions de la frayeur, tant ma mère que moi. Ce ne peut être autrement, vous ne pouvez pas être avec quelqu'un d'aussi effrayé et ne pas être influencé.
Et, ainsi, nous avons cessé de vendre le pain, ou de le transporter, en fait nous ne le vendions pas, nous le transportions.
Retour et départ de Lituanie
«Nous avons tout rassemblé et nous sommes allés à Wilno, où nous avons passé quelques semaines à la recherche de ma sœur et de mon grand-père, jusqu’à ce que ma mère reconnaisse que cela n’avait plus de sens.
Et ma mère est allée à l’université pour prendre ses papiers d’étudiante (elle était diplômée de l’université polonaise de Wilno), c’était suffisant pour avoir la citoyenneté polonaise. Elle a reçu à partir de cela l’autorisation de quitter l’URSS pour la Pologne.»
L'antisémitisme au retour en Pologne
Quand vous êtes arrivé à Łódź, vous avez senti de l’antisémitisme ?
Oh oui, la Pologne était violemment antisémite, et puisque je ne ressemblais pas à un Juif, peut-être à un Polonais, peut-être à un… mais sûrement pas à un Juif. Le stéréotype, vous savez, veut qu’un Juif soit petit, un long nez et des yeux bruns, et dans notre famille nous avions les yeux bleus et nous étions grands. Et mon polonais était parfait, meilleur que celui des habitants de Łódź qui ne savent pas parler polonais. Donc, en parcourant Łódź, j'entendais les gens parler devant moi, dire des phrases comme : «Salaud d’Hitler, bâtard, regardez tout ce qu’il a fait contre nous. La seule chose de bien, c'est qu'il nous a débarassé des Juifs.» Entendre cela, derrière la tombe de ma famille, je dois dire que je les haïssais en retour comme je n’ai jamais haï. C’était d’une grande violence. Je dois dire que le changement est venu, il y a eu un changement. J’étais contre les Polonais comme ils étaient contre les Juifs.
J’exprimais, je dois dire, un antisémitisme inversé, contre les Polonais.
Se rendre utile
Retour en Russie
«Je suis allé en en Russie, quand la perestroïka a commencé, en pensant que je pourrais être utile. Et si c’était possible, en me rendant utile. Je suis venu en Russie pour me rendre utile.»
19/03/2011 Teodor Shanin - Le témoignage d'un survivant
Par Valérie Nivelon
Grand témoin : Teodor Shanin, ancien déporté au goulag, actuellement président de l’Université des Sciences économiques et sociales de Moscou.
Un jour de juin 1941, alors que les Allemands se rapprochent de Vilnius, capitale d’une Lituanie soviétique depuis peu, un officier du NKVD accompagné de soldats arrive au domicile de la famille de Teodor Shanin. Il vient tous les arrêter, en raison de leurs origines sociales. Teodor a 11 ans, et sa petite soeur 4 ans. L’officier a un geste étonnant : il leur dit que, compte tenu des contrées difficiles où ils allaient être déportés, il fermerait les yeux s’ils laissaient la petite soeur à quelqu’un. Ce qu’ils firent, en la confiant au grand-père.
Le père est condamné aux travaux forcés et envoyé dans un camp en Sibérie. Teodor et sa mère commencent alors un long voyage de déportation dans divers villages, depuis les montagnes de l’Altaï jusqu’à Samarcande. Une fois libéré des camps, le père de Téodor les rejoint.
La guerre finie, Teodor quitte le pays en passant par Vilnius pour rechercher sa soeur. Il ne la retrouve pas…car elle a subi le sort de tous les Juifs de Vilnius. Elle a été fusillée très vite après l’arrivée des Allemands dans la ville.
Le témoignage de Teodor Shanin est l’un des parcours de vie à découvrir sur le site du musée virtuel « Archives sonores - Mémoires européennes du goulag » initié par RFI et le CNRS, http://www.gulagmemories.eu propose de mettre à la disposition des internautes plus de 150 témoignages, des vidéos, des films de propagande, ainsi que des photographies personnelles de rescapés... « Cet entretien était très fort » se souvient la chercheuse Juliette Denis, « sobre et précis sur le déroulement de son histoire familiale, Teodor Shanin livrait son récit de vie pour la première fois, en toute confiance. Avec Alain Blum, nous étions encore plus émus que Teodor Shanin.»
Avec Marta Craveri, coordinatrice du projet « Archives sonores du goulag », chercheuse au CERCEC; Alain Blum, directeur du projet « Archives sonores du goulag », directeur du CERCEC; Juliette Denis, chercheuse au CERCEC, membre de l’équipe des 13 chercheurs européens du projet « Archives sonores du goulag »