Solidarité Ukraine
INED Éditions. Archives Sonores, Mémoires européennes du Goulag

BioGraphie

60
×

David  JOZEFOVITCH


David Jozefovitch naît à Kaunas au début de l’année 1930, d’une famille modeste. Son père est petit commerçant, sa situation s’améliore et ils acquièrent une maison à Kaunas en 1939, dont ils sont expropriés un an après, par les Soviétiques. Le magasin est nationalisé. L'école où il étudiait en hébreu est fermée, il va dans une école qui enseigne en yiddish. Ils sont arrêtés et déportés le 14 juin. Les soldats venus les déporter leur donnent 3 heures pour tout empaqueter en leur recommandant de prendre des affaires d’hiver et ce qu’ils ont de précieux. Ils pensaient que c’était une erreur, car l'un des frères était membre des komsomols, ils n’étaient pas hostiles aux idées communistes. Si beaucoup de pères étaient séparés de leur famille, le leur est resté dans le même wagon, sans raison apparente.

Ils arrivent après un long voyage dans l’Altaï et sont logés dans une ancienne école. Ils travaillent tous dans un sovkhoze, son père décède peu après. Il avait 56 ans. En juin 1942, ils sont à nouveau déplacés jusqu’à Irkoutsk, puis remontent l’Angara, et la Lena, ils atteignent l’océan arctique et sont débarqués au village de Bykov Mys, au bord de l’océan. Ils travaillent dans une petite usine de pêches et sont logés dans des yourtes, mal chauffées. Environ 50 à 60 personnes sont entassées dans chaque yourte. Plus tard, il est autorisé à aller étudier dans la ville de Tiksi, où il est «bien accueilli malgré son statut». Après la guerre, ils écrivent des requêtes, qui aboutissent finalement. Sans doute le fait que son frère avait été komsomol et conservait des amitiés dans ces milieux, qu’un autre parent proche avait combattu dans la division lituanienne explique cela, alors que la plupart des autres déportés n’ont pas eu cette chance.

Tous ses proches, restés en Lituanie, ont péri, fusillés par les Allemands et les collaborateurs locaux. Ils l’ont su lorsqu’ils étaient en déportation, informés par leur cousin, soldat de l’armée Rouge, qui l’a découvert en arrivant avec les troupes soviétiques en Lituanie. Et malgré tout, il ressent à son retour l’antisémitisme. Il a dû par ailleurs cacher son ancien statut. Il indiquait qu’il avait «déménagé dans la république autonome de Iakoutie».

L'entretien avec David Jozefovitch a été conduit en 2010 par Marta Craveri.

 

PDF (99.47 Ko) Voir MÉDIA
Fermer

De l'Altaï à la mer de Laptev

David Jozefovič raconte comment il fut transporté en train, camion, barge, de son premier lieu de déportation, à Kamen-na-Obi (Kamen sur l'Ob) dans le territoire de l'Altaï, jusqu'aux rives de la mer de Laptev,  sur l'océan arctique:

« En juin 1942 on nous a à nouveau emmené plus loin, comme si on n’avait déjà vécu assez longtemps ici. On nous a emmené en train jusqu’à Irkoutsk. On nous a à nouveau mis dans un train de marchandise, voilà, dans des wagons de marchandise. A nouveau des moustiques. On n’a pas emporté tout le monde. Ainsi Izer, que vous avez interviewé, voilà, il est resté à Kamen sur l’Ob. Pourquoi? Ils n’ont pas emporté cette famille, dont les enfants étaient petits. Izer avait 3 ou 4 ans, son frère jumeau aussi. Et les emporter n’avait pas de sens. Mais notre famille pouvait fournir de la force de travail, vous voyez, ma sœur avait 22 ans, mon frère 21 et il y avait encore moi et ma seconde sœur. Voilà, on nous a conduit jusqu’à Irkoutsk. Je voudrais vous raconter un épisode intéressant, durant la route. A une station dont je me souviens encore du nom jusqu’à aujourd’hui, elle s’appelait Taïga, je suis sorti pour pisser, voilà, et un autre homme est sorti du wagon, bon, je ne suis pas sorti, nous n’étions pas dans des wagons de voyageurs, nous somme descendus par une échelle de fer de ce train. Nous nous sommes un peu éloignés, et le train, le convoi s’est ébranlé et a commencé à prendre de la vitesse. Je me souviens qu’on nous a tendu les bras pour que nous grimpions dans d’autres wagons, mais le train allait déjà trop vite et nous sommes restés, moi et cet homme, tous deux. Que faire alors ? Nous sommes allé jusqu’à la station, et les  employés des chemins de fer nous ont proposé de monter dans le train de marchandise qui suivait, un train qui ne transportait pas des exilés ni des prisonniers. Nous sommes montés et nous avons rattrapé le nôtre, à une station quelconque.
Nous sommes arrivés à Irkoutsk, où coule le fleuve Angara. On nous met dans un bateau à vapeur, et nous rejoignons sur l’Angara un embarcadère qui se nommait, si je me souviens bien, Uskut. Cet embarcadère n’est pas éloigné, à environ 200 km du fleuve Lena, voilà, l’Angara et la Lena sont à une distance d’environ 200km et pour la Sibérie, 200 km ce n’est pas loin.
On nous met dans des camions de marchandises, voilà dans les remorques, et on nous emporte, voilà tout le convoi mais déjà déchargé du bateau, jusqu'à l’embarcadère Lena, qui se trouve sur le fleuve Lena, et sur ce fleuve  on nous emporte vers Iakoutsk. On nous a chargé dans des barges, dans les cales, et nous avons navigué dans ces barges durant environ 3 jours. Ensuite, à Iakoutsk on nous a débarqués et embarqués sur d’autres barges et emportés en direction de l’océan Arctique.
Et ainsi nous nous sommes retrouvés à l’automne 1942 près de la mer des Laptev, c’était le village du cap Bykov. Mais, en chemin on n’a pas déchargé les barges seulement au cap Bykov, mais aussi à Trofimov, à Tumat, à Tit-Ary, d’autres villages qui sont situés dans le delta de la Lena.
Et voilà comment s’est terminé notre voyage de Kamen sur l’Ob jusqu’au cap Bykov. »

 

Fermer

Une lettre du front

David Jozefovitch reçoit, alors qu'il est déporté sur les rives de la mer de Laptev, une lettre d'une amie juive, F.K. Škliarskaitė (nom féminin lituanien issu du nom Shkliar ou Shklar), qui décrit toute l'horreur qu'elle voit tout au long de son avancée vers l'Ouest avec l'armée soviétique, la perte de sa famille, et son désir de vengeance. La lettre est écrite en Yiddish (Retranscription et traduction par Denis Eckert, 2023).

Lettre en Yiddish

 

1.
א גיט מארגן יוזיק!
a git morgn iuzik!
Bonjour Youzik

2.
כ′האב הײנט געקראגן דײן בריװ און כ′ענטפער דיר גלײך.
kh’hob haynt gekrogn dayn brif un kh’entfer dir glaykh.
J’ai reçu ta lettre aujourd’hui et je te réponds de suite.

3.
דו האסט פאריבל, װאס מיר שרײבן דיר זעלטן, אבער מה נאמר
du host faribel, az mir shraybn dir zeltn, ober ma noymer
Tu te plains que nous t’écrivons rarement, mais inutile

4.
מה נדבר. דערצײלן איז דא א סך װאס, װעגן ליטע מיט הונדענרער
uma’nedaber. dertseyln iz do a sakh vos, vegn Lite mit  hunderter
d’en parler. Il  y a beaucoup à dire à propos de la Lituanie et des centaines

5.
גראבנס, װו עס ליגן אונזער כאװײרים און פרײנט, װעגן מײנע עלטערן
grobns, vu es lign unzere khaveyrim un fraynd, vegn mayne eltern
de fosses où sont couchés nos camarades et amis, sur mes parents,

6.
שװעסטער און ברידער, װעלכע מען האט געפּײניקט און דערשאסן
shvester un brider/bruder, velkhe men hot gepaynikt un dershosn
 ma/mes sœur[s] et mon/mes frère[s],  que l’on a torturés et fusillés

7.
בײ אליטער װאלד. װעגן נאך און נאך: װעגן דעם אלץ אבער
bay  aliter vald,  vegn nokh un nokh: vegn dem alts ober
dans la forêt d’Alytus, et bien d’autres choses encore. Mais, de tout cela,
 
8.
װילט זיך אױסמײדן צו רײדן און צו שרײבן.
vilt zikh oysmadn tsu redn un tsu shraybn.
on n’a pas très envie de parler et d’écrire.

9.
כ′װאלט אבער אױך קענען דערצײלן װעגן נקמה, װעגן
kh’volt ober oykh kenen dertseyln vegn nekome
Je pourrais aussi, par contre, parler de vengeance, de  

10.
בלוטיקע שלאכטן, װעגן זיגן און אױסערגעװײנלעכע שװעריקײטן
blutike shlakhtn, vegn zign un oysergeveynlekhe shverikaytn
sanglants combats, de victoires et des difficultés exceptionnelles

11.
אין קאמף צום פארניכטן דעם בלוטיקן שונא.
in kamf tsum farnikhtn dem blutikn soyne.
dans ce combat pour anéantir cet ennemi sanguinaire.

12.
ניטא שױן אױך יאנקעלע קושנער. ער איז געפאלן
nito shoyn oykh yankele kushner. er iz gefaln
Yankele Kushner n’est plus, lui non plus. Il est tombé

13.
שױן אױפן שונא′ס ערד לעבן סטאנציל Medewald
shoyn oyfn soyne’s erd lebn stantsie Medewald.
en terre ennemie déjà, près du village/de la gare de Medewald.

14.
כ′װאלט דיר א סך געקענט שרײבן, נאר הײנט צום טאג
kh’volt dir a sakh gekent shraybn, nor haynt tsum tog
Je pourrais t’écrire des tas de choses,  seulement ces jours-ci
15.
קען מען נאך די געדאנקען ניט קאנצענטרירן. ס′איז
ken men zikh tsu gedanken nit kontsentrirn. s’iz
on n’arrive pas encore à concentrer ses pensées. Tout est

16.
אַלץ אזױ רױשיק און שטורמיש, אז מען קען זיך ניט
alts azoy royshik un shturmerish, az men ken zikh nit
tellement étourdissant et violent que l’on ne peut pas se

17.
פארנעמען מיט אױספֿירלעכן שרײבן.
farnemen mit oysfirlekhn shraybn.
consacrer à écrire de manière détaillée.

18.
מיר האבן באפרײט קלײפעדע, מיר זײנען געװען
mir hobn bafrayt klaypede, mir zenen geven
Nous avons libéré Klaipeda, nous sommes

19.
אין אסטפרױסן, געלעבט אין פארלאזענע אימעניעס פון אנטלאפענע
in ostproysn, gelebt in farlorene imenies fun antlofene
en Prusse-Orientale, on a vécu dans des domaines abandonnés par des enfuis

20.
יעקעס. יא ,דעם טעס פון נקמה האבן מיר שױן
yekes. yo, dem tam fun nekome hobn mir shoyn
 Boches. Oui, à la saveur de la vengeance nous avons déjà

21.
פארזוכט. מיר װעלן נאך אבער גײן אױף די גאסן פון
farzikht. mir veln nokh ober geyn oyf dis gasn fun
goûté. Mais nous serons bientôt dans les rues de
 
22.
בערלין. אױב ניט מיר פערזענלעך (דער טױט איז א כיטרער, ער
berlin.  oyb nit mir perzenlekh (der toyt iz a khitrer, er
Berlin. Si ce n’est pas nous en personne (la mort est traître, elle

23.
שאנעװעט ניט גאַנץ אָפֿט), איז אונזערע כאװײרים. מיר װעלן
shanevet nit gants oft), iz unzere khaveyrim. mir velln
ne nous épargne pas assez souvent), alors ce sera nos camarades. Nous allons

24.
משפּטן די יעקישע מערדער מיט בלוט פאר בלוט, טױט פאר
mishpetn di yekishe merder mit blut far blut, toyt far
faire passer en jugement les assassins boches, le sang pour le sang, mort pour

25.
טױט און דאס װעט זײן א טײלװײזע סאטיספאקציע פאר אונזער לײדן.
toyt, un dos vet zayn a taylvayze satisfaktsie far unzer laydn
mort, et cela va être une compensation partielle de nos souffrances.  

26.
זײ געזונט און שטארק.
zay gezunt un shtark
Reste fort et en bonne santé

27.
האף אפן צוקונפט. פײגע
hof afn tsukunft. feyge
Fais confiance à l’avenir. Feyge

Traduit du yiddish par Denis Eckert (2023)

Fermer

L'arrivée au cap Bykov sur la mer de Laptev

David Jozefovič raconte son arrivée sur les rives de la mer de Laptev,  sur l'océan arctique, l'automne 1942:

« Comment présenter le cap Bykov. C’est aux confins ultimes de la terre sur les rives de l’océan Arctique, un lieu désert, la toundra, aucune végétation.
Qui était avec nous ? Probablement, une majorité de Lituaniens, en seconde place des Juifs, mais il n’y avait plus de différence particulière entre Lituaniens et Juifs, tous étaient des exilés. On nous a logé au début dans un lieu tout aussi vide, l’école. Dans ce village du cap Bykov vivaient des pêcheurs, Iakoutes et Russes. L’usine de poisson n’était pas grande. L’école a brûlé. A partir de notre , comment dire, arrivée, on a construit des Iourtes. Une Iourte est faite d’une carcasse en bois, recouverte de terre, de 40 mètres de long, 5 mètres de large, et à l’intérieur de laquelle il y avait un petit poêle pour chauffer un peu. Y vivaient 50, 60 personnes. On dormait sur des châlits, les gens travaillaient à l’usine de poisson. Mon frère et ma sœur aînés travaillaient comme pêcheurs, et mon autre sœur, qui était née entre mon frère aîné et moi, si je me souviens bien en 1924, étaient décédée d’épuisement. »

Fermer

Une correspondance entre le front et le bout du monde

David Jozefovič, déporté dans l'Altaï en 1941, puis au bord de l'océan Arctique, sur les rives de la mer de Laptev, reçoit malgré tout des lettres du front, où ont été envoyés des proches. Certaines lui sont envoyées directement, d'autres passent par le bureau central d'information du NKVD, situé à Tchkalov (aujourd'hui Orenbourg). Ce bureau a été crée en mars 1942, dans la ville de Buguruslan, qui traitait les lettres envoyées par des personnes à la recherche d'un ou d'une proche. Le bureau recevait jusqu'à 20000 lettres par jour.

Fermer

David Jozefovitch - Un très long trajet

David Jozefovitch, déporté d'abord dans l'Altaï, est ensuite déporté au nord du cercle polaire arctique